mardi 6 avril 2021

Patrick Grainville : Les yeux de Milos (N°1-mars 21)

Les Yeux de Milos

Patrick Grainville : les yeux de Milos - Ed. Seuil, 2021- roman 

 Patrick Grainville m’avait enchantée avec son roman « La falaise des fous » qui se passait sur la côte normande à l’époque de Courbet-Monet, ces peintres du XIXème siècle qui voulaient « voir pour peindre ». Il a reçu à l’âge de 20 ans en 1976 le prix Goncourt avec « Les Flamboyants » qui raconte l’épopée d’un roi fou africain imaginaire. Ici nous retrouvons sa passion pour la peinture « ressourçante et inspiratrice » dit-il : étrange roman qui se passe dans le Midi à Antibes,   ont vécu deux peintres « fantômes des lieux », « haut lieu de la mémoire de l’ogre Picasso (1881-1973) mais aussi le géant Nicolas de Staël (1914-1955) », deux peintres qui n’ont rien de commun et ont des destins contraires. Les critiques littéraires sont partagées : les unes dénonçant les longueurs, les changements de style, le mélange des époques, les descriptions des scènes torrides de sexe ; d’autres enthousiastes pour ce roman un peu fou par ses thèmes mélangés et par son écriture très originale. Quant à moi, j’ai aimé son style baroque, cette écriture percutante et foisonnante, crue et charnelle mais parfois si drôle et pleine d’humour. On apprend énormément de choses sur les deux peintres mais aussi sur la paléontologie, métier du héros. Je me suis laissé emporter par les pérégrinations de Milos avec ses amoureuses et par les pans de vie des deux peintres à Antibes.

Le héros Milos est né près du Musée Picasso d’Antibes, ce fameux et imposant château Grimaldi, situé le long des remparts donnant sur le bleu de la mer, le bleu du ciel, le soleil, abritant l’une des immenses salles qui fut l’atelier de Picasso et où actuellement sont exposées ses toiles et gravures ainsi que les immenses toiles de Nicolas de Staël. Milos, jeune adulte, est paléontologue, peut-être parce que son prénom fut choisi par sa mère sur l’île grecque de Milos, lieu magique où fut découverte la Vénus de Milo en 1820 et lieu idéal pour inspirer et donner l’envie de faire des fouilles, d’étudier le passé et reconstruire l’évolution des êtres vivants, ce que fait Milos qui travaille au Musée de l’Homme à Paris. Notre héros a une particularité qui l’oblige à porter des lunettes noires ou des lentilles de couleur pour cacher son regard étrange et envoûtant dont, vers 10 ans, « le bleu s’épura, s’intensifia, si clair, si lumineux qu’il happait l’attention »… et surtout attirait les femmes, fascinait tout le monde et  lui vaudra amour et …haine.

Notre héros parcourt Antibes (baignades et promenades dans le bleu de la mer et du ciel), l’arrière-pays provençal (fouilles près de Monaco avec rencontre des migrants à Vintimille, espoir de découvrir des « vasques secrètes ») avec trois femmes différentes, très belles avec qui il aura des relations érotiques décrites avec précision et humour. L’érotisme est une « caractéristique des romans de cet auteur et une partie intégrante de son univers ». Il dit : « l’importance n’est pas le sexe en soi mais  que le sexe devienne texte ». ces amantes partagent avec lui son amour des vieilles pierres,(« il raffole des mondes perdus ») sa fascination pour Picasso, le peintre, le tyran qui vécut si longtemps (l’une d’elle faisant même une thèse d’Histoire de l’Art sur Picasso) et pour Nicolas de Staël que Milos admire énormément (« Il a un sens pictural inné de la steppe des tsars et des cosaques d’où il vient…Ascète et aristocratique» écrit-il) qui vécut si brièvement, se suicidant, à 40 ans, en se jetant de la fenêtre  de son atelier, tout proche du Château Grimaldi venant juste de terminer son immense tableau, Le Concert.

Les œuvres et les découvertes d’un troisième artiste et savant poussent Milos à voyager pour découvrir les travaux de ce passionné de préhistoire qui est l’Abbé Breuil : nous irons ainsi aux Grottes de Lascaux et autres traces de « la fresque de la dame Blanche » en Namibie où « ils furent très attentifs aux métamorphoses de la matière ». Puis nous déambulerons à Londres dans le British Museum et le Tate Britain.

Le regard bleu de Milos fait contraste avec le regard noir de Picasso qui reste quand même le personnage phare de ce roman et on peut en tirer une biographie précise et bien documentée : ses œuvres, son physique, ses lieux de vie (Paris, Antibes, Vallauris, Boisgeloup, Saint-Tropez et sa plage des Salins, Mougins), son caractère, (« un nabot grotesque », un sorcier, un ogre, un chaman, un Minotaure, un tueur »), ses femmes toutes envoutées par lui mais aucune ne sortira indemne de cette relation (suicide, folie ou révolte), ses amis (Eluard et sa femme Nusch qui deviendra l’égérie des surréalistes, Man Ray, le célèbre photographe, René Char), sa passion pour les corridas (passages superbes). Beaucoup de références à cette fameuse année 1937, où tous se baignait à la Plage de la Garoupe pendant que Picasso peignait Guernica alors que la guerre grondait en Espagne…ce tableau dont le peintre avait « horreur qu’on en donne des explications politiques, historiques et symboliques. ». L’auteur écrit « C’était tout juste s’il ne déclarait pas que Guernica était une corrida qui avait mal tourné»…

Le roman se termine sur un rêve de Milos qui raconte l’enterrement de Picasso : complètement fantastique et réussi.

Un critique dit « roman foisonnant sur la création, le regard et le désir ». tout est dit.

Roman donc très original, très documenté, passionnant, qui va un peu dans tous les sens mais d’une écriture percutante, crue, très peu académique pour un Académicien….qu’il est depuis 2018.

 

 

 

Adrien Goetz : Villa Kérylos (N°2-mars21)

Villa Kérylos

Adrien Goetz : Villa Kérylos - 2017, Grasset et 2020, livre de poche - roman 

 

D’emblée, il faut dire que ceux qui ont déjà visité cette fabuleuse Villa auront un grand plaisir à lire ce livre, les autres doivent se dépêcher dès que possible d’aller la visiter…

La Villa Kérylos est une des plus belles et des plus originales villas de la côte d’Azur, située à Beaulieu-sur-Mer près de Nice, surplombant la pointe de la Baie des Fourmies. Cette maison grecque est une sorte « d’idéal de beauté antique » imaginée au début  du vingtième siècle par Théodore Reinach, archéologue et député français d’une érudition exceptionnelle et le célèbre architecte Pontremoli : justesse de proportion, beauté des matériaux, fresques, patios, vases grecs dans les niches, sculptures antiques, orientation vers la mer, colonnes doriques ou ioniennes : « La Grèce de Kérylos n’était pas une mascarade, c’était une tentative pour retrouver la beauté pure »

L’auteur, « pétri de connaissances artistiques et littéraires a fait de cette maison bizarre et merveilleuse un roman d’amour plein de fantaisie et de charme » écrit Dominique Bona.

Le héros de ce roman, Achille, est totalement fictif : il est le fils de la cuisinière de Monsieur Gustave Eiffel qui habite à côté de cette fameuse villa dans une maison non moins réputée à l’époque. Devenu peintre cubiste, Achille revient au moment de la retraite dans cette villa, abandonnée à l’époque, pour essayer de retrouver un trésor perdu ramené de Crète qui, il espère, aura échappé au pillage de la maison par les Nazis. C’est assis devant la mer dans le jardin ou dans la maison qu’il écrit ses souvenirs. « Pièce après pièce, il va à la découverte de son passé ». « Chaque salon exprime la quintessence de l’art de vivre » (Elle déco). 

Très jeune, pris sous l’aile du maitre des lieux de Kérylos, il en devient une sorte de valet de pied, chance incroyable pour cet enfant venant d’un milieu modeste, corse d’origine grec. Il vécut sa jeunesse dans cette demeure, étant le copain du fils de M. Joseph Reinach, Adolphe. Il suivit les travaux de construction de cette maison hors normes, y reçut une éducation grecque (on parlait naturellement le grec ancien dans cette famille), une formation littéraire et artistique. Il profita de ce lieu magique, du jardin pour les jeux, de la mer pour la natation.

Il se souvient y voir passer les trois frères Reinach et leurs familles mais aussi les familles Eiffel, Ephrussi, Rothschild en tenue de soirée ou en maillot de bain au son d’une musique de Fauré ou de Ravel ou au bruit des vagues de la Méditerranée.

 Il se rappelle la croisière en Grèce qu’il a faite avec le propriétaire de la maison et son fils en 1904, les visites de la Crète, de Chypre, puis en 1914 du Mont Athos, voyages culturels mais aussi farfelus : « J’aimais à fond ce mélange de sérieux et de folie, cette manière de s’enthousiasmer, sans retenue, pour leurs projets insensés ». Puis il dit : « En changeant de monde, de vie, de milieu, en voyageant et en faisant la guerre, j’ai mûri vite». Il partira à la guerre en même temps qu’Adolphe qui n’en reviendra pas. En rentrant, il y vivra une relation amoureuse romantique avec Ariane, « son si cher amour ».

Très belle évocation de cette magnifique demeure à travers ce roman. L’auteur nous fait aimer ce lieu magique tout en nous cultivant sur l’histoire de la Grèce antique et l’histoire des grands noms et des grands événements du début du 20éme siècle.  

La Villa devient en 1967 propriété de l’Institut de France et est ouverte à la visite. Depuis 2016, elle est gérée par le Centre des Monuments nationaux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nicolas Watine : La méduse empaillée (N3°-mars 21)

      

 Couverture La méduse empaillée

Nicolas Watine : La méduse empaillée - 2020 - une centaine d' histoires courtes.

Coup de cœur pour le livre de cet écrivain de ma région : une centaine d’« histoires courtes », excellentes, des « fragments de vie », des instants de pensées que peuvent avoir des écrivains en herbe, des auteurs plein d’ivresse littéraire, des poètes vertueux, toutes sortes de futurs écrivains allant du bureaucrate au mécanicien, du politicien au cambrioleur, du jardinier à la maitresse d’école, de la musicienne au curé, du gardien de musée au chef d’entreprise.

L’auteur s’amuse à analyser toutes les conditions nécessaires à « l’écriture » : on parcourt les lieux où les écrivains en devenir « travaillent » : un café, un bureau, une table de jeux, un pupitre, debout devant un buffet, une « chambre à soi », une voiture, le tout entouré de bruit ou dans un silence complet. Il nous décrit aussi le matériel nécessaire à chacun : beaux stylos (à l’encre turquoise ou odorante), crayons de bois mâchouillés ou taillés de près, plumes ou ordinateur. Tous ces auteurs ont des prénoms incroyables, désuets et drôles : Eléazar, Gersande, prospère, Suzette, Nauphary, Enguerrand, Marquise, Adhéaume, Modeste, Bazille, Féréole….

Les situations qui déclenchent une idée géniale, « cette fameuse pulsion primitive » sont cocasses : l’odeur des croissants, le chien qui gratte à la porte, le confessionnal, les odeurs de pot-au-feu, le parfum d’un chewing-gum, les plumes d’un perdreau, le bénitier d’une cathédrale, une vieille bibliothèque, un tableau, l’enduro du Touquet, les empreintes de pas sur le sable…

Le problème de tous ces fameux écrivains en herbe est de se faire éditer. Donc une panoplie de genre d’éditeurs s’offre à nous jusqu’aux éditions de la Méduse Empaillée… (d’où le titre de ce recueil probablement).

Chaque chapitre se termine par une chute bien vue, bien étudiée allant de l’optimisme à l’amertume, de l’exaltation à la désillusion de ces auteurs courageux et pugnaces. On sourit, on rit, on éclate de rire à la lecture des tournures de phrase excellentes, aux rimes osées, aux jeux de mots, aux situations cocasses et rocambolesques, aux rebondissements inattendus grâce au style plein de finesse, d’humour et d’autodérision.

L’amour du jardinage de l’auteur se ressent dans plusieurs nouvelles à notre grand plaisir. La passion de la peinture (Nicolas Watine est un peintre reconnu, voir la reproduction d’une de ses peintures en couverture) anime des chapitres avec référence à Balthus et Francis Bacon, par exemple.

Il faut avoir ce livre sur sa table de chevet pour lire quelques histoires chaque soir ou matin et être d’une humeur joyeuse…

On peut se procurer ce livre à la Librairie Martelle (3 rue des Vergeaux – 80 000, Amiens) 03 22 71 54 54 ou à la librairie L'Independant à Saint-Omer ou sur Livraddict ou directement à l’auteur : nicolas.watine@outlook.fr (envoyé sans frais d’envoi postal).