mardi 4 février 2020

Marie Darrieussecq : La Mer à l'envers (N°1 - Jan 2020)

Marie Darrieussecq : La Mer à l'envers - Ed P.O.L. , 2019 - roman français




Je connais Marie Darrieussecq par ses romans psychologiques sur l’amour et sur la mort, par ses traductions (comme Un lieu à soi de V. Woolf), par ses biographies (comme celle sur la peintre Paula Becker), par « Truismes » qui était « la chronique d’une métamorphose » et qui l’a révélée au public en 1996, étonnant récit fantastique et  dans le superbe « roman d’anticipation » : « Nos vies dans la forêt », ainsi que par l’excellent « Il faut beaucoup aimé les hommes », pris Médicis en 2013.
Ici elle s’intéresse à ceux qui sont contraints de quitter leur pays, « ceux pour qui l’exil est devenu une nécessité et la débrouille, un mode de vie » écrit-elle : « Migrants ? Réfugiés ? Demandeurs d’asile ? Voyageurs ? Explorateurs ? Exilés ? voire Envahisseurs…». Pour elle, ce sont des héros, ceux que célèbre David Bowie dans sa chanson « Heroes : We can be Heroes, just for one day », écrit en première page de ce livre. Elle dit dans le Monde : « Ce roman m’a donné du fil à retordre comme aucun livre avant lui ». Ce fut « une longue gestation », cinq ans, un voyage au Niger, une étape à Calais, une croisière.  
Deux parties totalement différentes forment ce roman. Dans la première, la héroïne, Rose, est une jeune femme parisienne typique, « le portrait archétypal de la citadine bobo » (Télérama). Elle est psychologue pour enfants et « magicienne », dépositaire d’un don, celui d’apaiser les souffrances par imposition des mains et ainsi transmet de l’énergie (sujet souvent abordé par l’auteur). Elle embarque avec ses deux enfants sur un gigantesque paquebot pour une croisière en espérant y faire un break et réfléchir à l’avenir de son couple. Elle y vit mal la débauche de nourriture à bord, de gâchis écologique dans « cet énorme symbole flottant du capitalisme, ce rêve de la classe moyenne européenne », dit l’auteur qui a vécu cette expérience. C’est alors que le navire croise une frêle embarcation où s’entassent des naufragés. Elle croise le regard d’un jeune migrant, Younès, adolescent nigérien, à qui elle donne   quelques affaires et le téléphone portable de son propre fils. Un lien est ainsi établi entre eux, « un attachement technologique autant qu’affectif ».
Dans la deuxième partie, les événements sont sur terre. Le quotidien a repris. L’auteur laisse croître le sentiment de culpabilité chez Rose qui n’a pas bonne conscience à la pensée de Younès. Rose et sa famille déménagent vers le Sud-Ouest natal, un village imaginaire, Clèves, (rappel d’un titre d’un roman écrit en 2011). Et fatalement un jour, le téléphone sonne. Younès, blessé, appelle au secours alors qu’il est dans la « Jungle » de Calais. Rose part le chercher, dépassant ainsi son  confort quotidien et son égoïsme : pages superbes et réalistes sur ce lieu. L’auteur raconte qu’elle a été invitée par ARTE pour un reportage sur la Jungle. Elle a donc vécu ce qui est si bien décrit dans ce récit. Elle ajoute : « Les gamins que j’ai rencontrés à Calais et qui avaient fait tout ce périple incroyable, avaient des étoiles dans les yeux. Je ne les ai pas vus comme des victimes. Ce sont d’extraordinaires aventuriers, des survivants. Ils sont fiers  de ce voyage initiatique ». De retour chez elle avec Younés, la famille de Rose va apprendre à vivre avec ce jeune homme et lui avec eux jusqu’à son rétablissement pour partir à Londres retrouver de la famille nigérienne.
Superbe livre « qui dévoile nos peurs, nos lâchetés, nos possibles élans de cœur. Un livre intime et universel sur l’état du monde qui passe par Calais » (Voix du Nord) mais aussi un livre d’une grande finesse sur les sentiments et les états d’âme des personnages montrant qu’une jeune femme ordinaire, énergique, positive réussit à sauver un migrant et à sauver  son couple.
Marie Darrieussecq « sonne juste de bout en bout et laisse son empreinte » (Fémina). On repense souvent à ce récit une fois le livre refermé. Que de questions et de réflexions sur nos vies sont soulevées et abordées avec une écriture originale, scandée et vive.





 

Jean-Paul Dubois : Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon (N°2 - Jan 2020)




Jean-Paul Dubois : Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon - Ed. L'olivier, 2019 - Prix Goncourt

 

Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon



Jean-Paul Dubois, ancien grand reporter, se consacre à l’écriture deux mois par an pour « se ménager de grands moments de rêve » dit-il. Il a quand même écrit une quinzaine de romans, particulièrement le Prix Fémina en 2004 : « Une vie française », fresque géniale sur nos familles de l’après De Gaulle ainsi que « L’Amérique m’inquiète » et « « Kennedy et moi » où il décrit si bien les Etats-Unis. Ainsi cette fois, il change de pays et nous emmène à Montréal au Canada mais aussi au Danemark. Il se plonge dans un monde qui n’est pas le sien dont il étudie tout car « il se veut être au plus près du réel » dit-il.
Pour ce roman, il vient de recevoir le Prix Goncourt 2019 : amusant de le voir recevoir son prix habillé d’une simple veste de survêtement. « Il ne veut surtout pas que sa vie change mais admet ‘ne pas bouder son plaisir’. Il veut se glisser dans ce prix avec douceur et humilité. » (Match).
Dans ce roman qui se passe en 2008, Paul (prénom du héros de tous les livres de cet auteur) est en prison depuis quelques mois et pour deux ans,  partageant sa cellule de 6m2 avec un « biker », un « Hells Angels », un homme massif et violent, une brute avec qui, malgré tout, il se lie d’amitié car ce détenu qui peut de révéler d’une féroce violence, peut aussi être « un agneau sentimental »… L’auteur n’hésite pas à « décrire en termes parfois crus le quotidien des deux détenus que tout oppose » (Match). En effet, Paul est un homme apparemment placide, un personnage travailleur et doux, plein d’abnégation, très touchant par sa façon d’aborder la vie et les problèmes et drames qu’il traverse. Cet enfermement lui laisse le temps de faire revivre son passé et « ses morts bien aimés ». Ainsi en alternant des passages sur le quotidien carcéral et les souvenirs du narrateur, l’auteur nous fait suivre toute la vie de son héros : son enfance à Toulouse en France, sa mère féministe directrice d’un cinéma d’Art et d’Essais,  son père pasteur danois dans le Jutland, une région « où l’on parle exclusivement le poisson  dès la naissance », sa découverte du Danemark alors qu’il est adolescent, son arrivée au Canada et son travail d’intendant-concierge-homme à tout-faire  d’une résidence pour seniors aisés ( (l’auteur dit s’être inspiré du gardien d’immeuble de sa belle-mère), sa chère femme Winona mi-indienne mi- irlandaise et son « indispensable » chien, Nouk.
Son travail passe d’intendant  à super-intendant : il est non seulement gardien et homme à tout faire mais aussi confident de ces personnes âgées qui luttent contre la solitude et la vieillesse. On sent la tension monter  mais on ne saura la raison de sa condamnation et  de son emprisonnement qu’en fin de récit.
L’auteur réussit à glisser dans le texte ses sujets favoris : le cinéma, les voitures, les motos, les matchs de sport, la passion   pour les chiens, les amours brisés, les morts subites… Très belles descriptions du narrateur, personnage attachant entouré de seconds rôles bien vus dans un style fluide, parfois très ironique,  très agréable à lire.
 « L’auteur observe puis décrit, sans forfanterie aucune, les hommes comme ils sont : généreux ou mesquins, intègres ou tyranniques, désenchantés pour la plupart » ( Figaro) d’où le titre de ce roman, une phrase-clef que répétaient inlassablement le père et le grand-père de Paul.








 

Delphine Minoui : Les passeurs de livres de Daraya (N°3 - Janv 2020)

Delphine Minoui : Les passeurs de livres de Daraya (une bibliothèque secrète en Syrie) - 2017, Ed du Seuil, Points - témoignage.


Cette journaliste a reçu pour ce document le Grand Prix des Lectrices de Elle en 2018, bien que la parution de ce livre remonte en 2017. En passant à la Grande Librairie le 22 septembre 2017, elle fut très écoutée et particulièrement félicitée par Erik Orsenna qui lui a dit qu’elle méritait pleinement le Prix Albert Londres qu’elle avait reçu en 2006 comme étant le meilleur « Grands Reporters » francophone grâce à ses articles sur l’Irak, le Liban, le Yemen, la Lybie et la Syrie. Elle est grand reporter au Figaro, correspondante de Presse à Istanbul, spécialiste du Moyen Orient.
Dans ce document, elle explique comment elle a réussi à entrer en relation avec des jeunes syriens et mails après mails, messages après messages, nous apprenons la vie de ces jeunes gens.
« Bachar al-Assad s’était juré de les enfermer vivants, d’ensevelir la ville et leurs espoirs. Daraya, un des berceaux du printemps syriens de 2011, à 7 km de Damas, est devenu un tombeau à ciel ouvert. Mais sous les bombes, les derniers insoumis assiégés ont bâti une forteresse de papier pour résister : pendant quatre années de blocus, Ahmad, Shadi, Hussam ou Omar ont exhumés des milliers d’ouvrages ensevelis sous les décombres de la ville et les ont rassemblés dans une bibliothèque secrète, calfeutrée dans un sous-sol. Au cœur du chaos, un refuge où la parole circule, contre les atrocités, l’absurde, l’oubli…. »
C’est un hommage à la lecture que nous lisons page après page :  La lecture de certains de ces ouvrages récupérés a sauvé ces jeunes syriens qui ont découvert  des philosophes arabes, livres interdits sous Bachar al-Assad, des livres de psychologie, des livres d’histoire. Ce développement personnel les a maintenus en vie et on peut constater la puissance de la lecture dans ce pays en guerre.
Quelques passages des messages écrits par les jeunes syriens : « Si les livres ne peuvent soigner les plaies, ils ont le pouvoir d’apaiser les blessures de la tête. En fait, le simple acte de lire est d’un immense réconfort » « Le livre ne domine pas. Il donne. Il ne castre pas. Il épanouit ». Ils aiment « les livres où il est question d’épanouissement personnel, de quête de soi, de construction d’une identité propre et solide. » « La lecture m’aide à penser positivement, à chasser les idées négatives » « Dans l’enclave syrienne, la lecture est aussi un acte de transgression. C’est l’affirmation d’une liberté dont ils ont longtemps été privés. » « J’ai l’impression de ressortir grandi de cette tragédie. Jamais je ne me suis senti aussi libre, porteur d’une mémoire que personne ne pourra m’arracher".
Magnifique témoignage.