vendredi 27 février 2015

Nancy Huston :Bad Girl (n°1 Fev 2015)

livre bad girl ; classes de litterature

Nancy Huston : Bad girl - Actes Sud, 2014 - roman français.

Nancy Huston considère avoir été «un enfant fossoyeur de rêves»… et elle nous l'explique dans ce récit sa vie «avant soi» (c'est-à-dire dans le ventre de sa mère), en faisant des incursions dans le passé (la vie de ses parents et de ses ancêtres) mais aussi des rappels sur son enfance avec les situations hors-normes qui ont forgé l'écrivain actuel. «Nous ne tombons pas du ciel mais poussons sur un arbre généalogique»...

On peut considérer ce récit comme autobiographique, l'auteur se dissimulant à peine derrière le personnage de «Dorrit», le fœtus, à qui elle adresse à la deuxième personne ce récit devenant comme une lettre qu'elle écrirait à un double d'elle-même. On sait qu'elle utilise le tutoiement dans beaucoup de ses livres.

Elle analyse l'épisode qui a bouleversé sa vie: le départ de sa mère à la demande de son père. Cette mère est belle, jeune, ambitieuse, moderne et veut vivre SA vie mais on est en 1959 au Canada: elle va accepter de partir, laissant à la nouvelle femme du mari le soin d'élever ses enfants. Cet arrangement invraisemblable convient aux adultes, le père laissant à la mère «un accès raisonnable» aux enfants. L'enfant de 6 ans dit: «J'ai eu une enfance très heureuse à partir de là» mais «comment ne pas se sentir nulle quand votre mère vous quitte?»

La belle-mère embarque l'enfant de 6 ans et sa petite sœur pour plusieurs mois en Allemagne «première expérience de découverte et d'apprentissage d'une langue étrangère, d'une autre culture, d'une autre identité» nous dit l'auteur, chose qu'elle reproduira 14 ans plus tard en venant vivre en France. Elle écrit d'ailleurs directement en Français.

Je pense que le sous-titre «Classes de littérature» veut expliquer qu'à partir de cet abandon, l'enfant se réfugiera dans les livres et la musique ce qui l'amènera à être «écrivain». «Nancy Huston met au jour les sources de ses inspirations littéraires et de ses obsessions». Elle nous cite ses meilleurs compagnons de route, les auteurs Annie Ernaux, Romain Gary, Samuel Beckett, Virginia Woolf, Anne Truitt.

A base de documents réels, dont les magnifiques lettres de son père, l'auteur «effleure, gratte, creuse, donne les clés de ses romans (comme l'importance du thème juif ou l'héritage d'une tante au goût prononcé pour les histoires tragiques et met à nue la «Bad Girl» en elle» (critique de La Croix)

Ce livre est un véritable coup de poing tant l'écriture est poignante, directe, sèche, même dure, avec de petites phrases, des chapitres courts comme un appel au secours. L'auteur écrit qu'elle aime « voir les mots se suivre, les paragraphes s'aligner, les pages s'empiler. Relire, retravailler, corriger, améliorer»

On retrouve les thèmes de l'abandon et de la maternité «avec des mots qui vont droit au coeur» (ELLE).

Magnifique autobiographie de cette auteur dont j'aime la plupart des livres.


Léonor de Récondo : Pietra viva (n°2 Fev 2015)

Léonor de Récondo : Pietra viva - Points (format poche), 2015 ou Sabine Wespieser, 2013- roman.

livre pietra viva


Michelangelo, sculpteur de 30 ans, décide de fuir Rome en ce printemps 1505. Il est bouleversé par la mort mystérieuse d'Andréa, un jeune moine à la beauté sidérante qui l'émouvait : «Tu es la beauté à l'état pur, la perfection des traits, l'harmonie des muscles et des os», pense-t-il...Il part donc pour Carrare en Toscane pour choisir dans les falaises de marbre les meilleurs blocs qui lui permettront de sculpter le tombeau commandé par le pape Jules II.

Pendant ces mois de travail dans les carrières, l'humeur, l'état d'esprit, son rapport avec les autres vont évoluer grâce à plusieurs belles rencontres qui le transforment et marqueront un changement dans son œuvre : un fou du village attachant Cavallino, un enfant de 6 ans, Michele dont la mère vient de mourir, un ouvrier des carrières accueillant Topolino et aussi la belle nature de la Toscane et les superbes blocs de marbre.

Ce merveilleux roman nous fait entrer dans la vie intime de Michelangelo avec sensibilité. C'est un hommage à la création artistique, à l'amour, au pouvoir des souvenirs qui deviennent sources de création et un éloge à la beauté des rapports humains et à la beauté du geste. On appréciera l'écriture magnifiquement poétique et musicale «aux mots ciselés et d'une grâce infinie».

L'auteur était à l'émission «La Grande Librairie» ce mois-ci pour présenter son nouveau roman «Amours», (à lire au plus vite, je pense). Cette jeune femme lumineuse, à l'aise et sympathique est donc auteur mais aussi violoniste de musique baroque. Elle a raconté qu'enfant elle a vécu en Toscane et avait un père sculpteur. On comprend pourquoi elle connaît si bien cette région et le métier.








Maude Julien : Derrière la Grille (n°3 Fev 2015)


Maude Julien : Derrière la grille - Stock, 2014 - document vécu.

« Derrière la grille » est le récit de l’auteur de l’âge de 4 à 19 ans : cette fillette puis cette adolescente fut séquestrée, cloîtrée et coupée du monde extérieur dans un « petit château » du Nord de la France par ses parents.

Son père, né en 1902, ayant subi les deux guerres (ce qui n’est en rien une excuse) est un haut dignitaire d’une obédience franc-maçonnique et est un ancien chef d’entreprise brillant (pas de soucis d’argent, semble-t-il). Ce franc-maçon paranoïaque est « initié à la maçonnerie ésotérique » Il a imaginé un plan diabolique :
D’abord choisir une épouse : ce sera la fille d’un mineur qui lui confie son enfant, Jeannine, en échange d’une promesse de bonne éducation. Il formera donc l’enfant puis la jeune fille et l’éduque jusque des études de philosophie à l’université de Lille. Puis il l’épouse car elle est  « une génitrice idéale » pour lui faire un enfant.

Ensuite élever Maude, cette enfant née le 23 novembre 1957 (auteur de ce document) : il veut protéger sa fille du monde qu’il juge dangereux et la destine à être « une élue », « un être supérieur », appelée à « relever l’humanité » et pour cela, il imagine un programme d’éducation hallucinant, la scolarité étant enseignée par la mère éduquée dans ce but…D’ailleurs on peut se poser des questions sur la docilité de cette épouse et mère ? Cet apprentissage devient un véritable enfer. Chaque chapitre nous fait découvrir de nouvelles épreuves et de nouvelles horreurs : les exercices d’impassibilité, les jeux d’échec devenus une torture, les leçons de musique à un rythme incroyable (car on peut survivre en camp de concentration lorsqu’on est musicien…), l’entrainement à la natation dans une eau sombre et glacé, les séances de survie dans la cave dans le noir avec méditation sur la mort, les leçons d’équitation (car dans un cirque on peut être embauché et circuler incognito…), les abus sexuels du jardinier….le seul moyen de survivre pour la fillette étant de se créer un monde et de se cacher « derrière un mur de briques imaginaire ». Seuls, les animaux la consoleront : une chienne, un canard, un poney. L’auteur dira plus tard : « Merci aux animaux qui ont peuplé mon enfance ».

Ce serait dévoiler le récit en racontant comment elle peut sortir de cet enfer. Les dernières pages sont passionnantes mais on reste un peu frustré de ne pas en savoir plus. Evidemment, quelques recherches permettent de savoir que Maude est devenue une thérapeute renommée, spécialisée pour l’aide contre toutes les formes « d’emprise » mais j’aurais aimé avoir plus d’explications sur sa façon de s'adapter au monde extérieur.

livre derriere la grille ; quand la vie gagne malgre tout

Dan Smith : Le Village (n°4 Fev 2015)

Dan Smith : Le Village - Ed du Cherche-Midi, 2014 - policier américain

livre le village

Nous sommes en Russie en 1930 sous le gouvernement de Staline dont la police politique, la Guépéou (G.P.U) fait terreur : elle rafle le peu qu’il reste dans les villages et les maisons et déporte les gens ou les embauche de force dans les kolkhoses. Elle installe « le collectivisme ».

A Vyriv, petit village isolé de l’Ouest de l’Ukraine, habitent Luka, le narrateur de ce roman et sa famille : Natalia, sa femme, ses deux fils jumeaux de 17 ans, Viktor et Petro et sa fille Lara, 9 ans. Les habitants de Vyriv sont contents que leur village soit caché dans la steppe car, à cette époque, « il s’agit de se faire oublier »…et la Guépéou ne les a pas encore trouvés mais l’ambiance est aux soupçons et la psychose monte. Les habitants « nourris de récits populaires » avec sorcières et assassins sont angoissés.

Ceci explique la haine incontrôlée qui va soulever les hommes du village lorsque Luka ramène au village un homme rencontré dans la steppe à bout de force tirant un traîneau avec deux enfants morts. Luka veut protéger cet homme mais les villageois, entrainés par Dimitri, le beau-frère de Luka, soupçonnent cet homme du meurtre des deux enfants et le pendent sur la place du village. Luka n’aurait-il pas fait entrer dans le village « un monstre, un assassin d’enfants, l’incarnation du mal ? ». Cette épisode constitue le premier quart du livre et nous présente le lieu désolé et l’ambiance tendue de ce village.

Le même jour, la fille de Dimitri, gamine intrépide de 8 ans, disparaît. C’est la cousine et la meilleure amie de Lara. Luka décide de partir à la recherche de sa nièce avec ses deux fils et Dimitri, son beau-frère avec qui il a des opinions diamétralement opposées : n’est-ce pas lui qui a participé à la pendaison de l’homme recueilli par Luka ? Mais Luka est un ancien vétéran : « J’appartenais à l’Armée Noire anarchiste… qui avait affrontée seule l’Armée Blanche…avant d’aller dans l’Armée Rouge » : Voilà donc son parcours et il se sent le seul capable d’affronter cette chasse à l’homme dans une nature si hostile, cette steppe enneigée et si froide. Son expérience va bien lui servir car il est à la fois le chasseur et la proie mais il sait lire les traces dans la neige, il sait construire un abri pour la nuit, il sait se servir et reconnaître toutes les armes et on peut imaginer que son goût pour la violence le rattrape bien qu’il reste d’une grande humanité. La relation avec ses deux fils en est la preuve et est extrêmement bien analysée.

Nous allons donc suivre cette traque avec la peur au ventre comme notre narrateur : peur des tchékistes, peur de l’assassin, peur pour cette enfant, peur pour sa famille restée au village. Ils subiront la violence, le froid, la mort d’êtres proches, l’emprisonnement, la torture.

Ce livre est à la fois un document historique sur la vie dans les villages en Russie sous Staline, un thriller angoissant et une leçon d’humanité et procure un bon moment de lecture.