mardi 28 octobre 2014

Alice Ferney : Le Règne du vivant

livre le regne du vivant

Alice Ferney : Le règne du vivant - Actes Sud, 2014 - roman français

Alice Ferney publie souvent des romans à base psychologique et sociologique sur le couple, la famille, les  relations humaines mais elle aime aussi nous surprendre avec des thèmes tout à fait différents comme avec « Dans la guerre » sur un soldat et son chien pendant la guerre 1914-18 et « Passé sous silence » sur l’essai d’attentat sur de Gaulle au Petit Clamart en Août 1962.

Ici elle nous étonne en écrivant un roman militant, posant la question du devenir de notre terre et s’engageant à fond dans une démarche écologique.

Un journaliste norvégien est le narrateur de cette histoire : il s’embarque sur le bateau de l’Association Gaïa avec le fondateur de ce mouvement pour filmer et prouver la pêche illégale en zone protégée de l’Arctique aux mers du sud, de l’Antarctique  à l’Alaska. Il découvre une « guerre moderne » avec des enjeux énormes : commerciaux pour les uns, écologiques pour les autres…Il y a des moments forts et impressionnants.

Deux grands moments de descriptions exceptionnelles entre autres :

-        La course contre la montre pour protéger, préserver le monde marin et stopper le pillage des mers par tous les moyens. Le chef de l’expédition, considéré « comme un preux » par tous les volontaires embarqués, va loin : « Rien n’endort ni sa colère, ni sa volonté. Il m’a fait découvrir la lutte » écrit l’un des marins. L’équipage a une admiration sans limites pour ce chef qui, en plus d’une volonté sans failles,  est « une bête de scène », champion de la communication.

-        Alice Ferney a vraiment un don pour nous faire découvrir la beauté du monde marin avec une écriture magnifique. Par exemple, la description « auditive » des cris des baleines : « J’écoutais ces modulations inattendues. Des petits cris aigus de bébé, des piaillements, des brames rauques, des grésillements que s’entêtent, des grincements de portes, de grands souffles comme celui des chevaux, des beuglements, des barrissements marins, de petits rots, des gloussements, des couinements, des trilles, des bruits de pets, de ballons dégonflés….. » Quelle merveille !!!

Alice Ferney, par la voix de son journaliste, s’engage à fond  en posant mille questions sur la « force et la valeur de l’engagement ». Elle exprime « avec vigueur et enthousiasme cette lutte farouche pour la survie des espèces et leur vulnérabilité » (dans LIRE).

J’avais eu la chance de passer une journée avec Alice Ferney en Mars 2011 et avais apprécié sa simplicité pour nous expliquer son rapport à l’écriture : « La vie passe, le livre reste : le livre est une création, une fabrication artisanale, un ouvrage d’art. » Elle le prouve bien dans ce roman et on imagine les nombreuses recherches qu’elle a dû faire pour réussir à écrire ce plaidoyer.

Je suis sortie enthousiaste de la lecture de ce roman engagé qui montre notre responsabilité dans la sauvegarde des océans et du « règne du vivant » et la nécessité de préserver la terre des dangers auxquelles l’activité humaine l’expose. Ce roman ne peut laisser personne indifférent.

Taiye Selasi : Le Ravissement des innocents


livre le ravissement des innocents

Taiye Selasi : Le Ravissement des innocents - Gallimard (du monde entier), 2014 - roman étranger.

Les premières pages de ce roman sont impressionnantes puisque l’auteur nous plonge dans la tête d’un homme pendant les cinq minutes qui précèdent une crise cardiaque et sa mort. Cet homme est Kweku, ghanéen, émigré aux Etats-Unis, devenu un célèbre médecin puis retourné au Ghana. Sa vie défile devant lui : elle nous est racontée dans le détail par flashbacks, parfois difficiles à dater : son enfance, son village, sa sœur cadette morte en jeune âge puis ses études aux Etats-Unis, son mariage avec la belle nigériane, Folasadé, leur vie aux Etats-Unis, la naissance de leurs quatre enfants puis l’injustice professionnelle dont il fut victime sans doute à cause de sa couleur de peau et qui a bouleversé sa vie puisqu’il a choisi de fuir et de retourner dans son pays natal au Ghana laissant sa famille qui s’est alors « disloquée ».

En apprenant que quelque chose est arrivé à leur père, les quatre enfants, dispersés géographiquement et se voyant peu, viennent au Ghana : le clan se reforme. Ils y retrouvent leur mère formidable personnage étonnant : elle sait rien qu’en palpant son ventre si ses 4 enfants vont bien où qu’ils soient. Ah, les mères africaines…Chaque enfant évoque sa vie actuelle, ses souvenirs d’enfance très perturbée, ses ruptures, ses dépressions et plus…L’aîné Olu devenu médecin est venu avec sa femme qui s’intègre difficilement à la tribu, les jumeaux étranges et fusionnels : la belle Taiwo et l’artiste Kehinde et la petite dernière Sadie, née avant terme et sauvé par son père toujours un peu jalouse des autres…Ils ne voient pas leur père avant sa mort mais découvrent son pays, sa nouvelle vie au Ghana…

« Mots, sons, images, tout s’y télescope » dit un critique du Monde et c’est ce qui embellit ce livre dont l’écriture est magnifique, poétique, imagée et rythmée. On imagine que l’auteur met une partie d’elle-même dans les sentiments et les sensations de ses personnages décrits avec tant d’émotion, de tact et de sincérité.

L’on sait que Toni Morrison a parrainé Taiye Selasi et que ce livre paru l’an dernier à New-York a eu un succès fou. Il est traduit en français depuis peu et l’on peut imaginer un pareil succès en France à Taiye Selasi pour son premier roman original.

Jennifer Clément : Prières pour celles qui furent volées

livre prieres pour celles qui furent volees   Jennifer Clément : Prières pour celles qui furent volées - Flammarion, Août 2014 - roman étranger

La première partie de ce roman se passe dans les montagnes de Guerrero au Mexique. Y vit une adolescente de 14 ans, Ladydi, à laquelle on va immédiatement s’attacher car l’histoire est racontée à la première personne et ses sentiments, ses idées paraissent tellement réels et sont si bien décrits que l’on est surpris. On plonge dès les premières lignes dans la vie intime de cette jeune femme. Le village de Ladydi est séparé du pays par une autoroute hideuse « en forme de cicatrice » et vivent là-haut des femmes courageuses, victimes de la barbarie des Hommes. Leurs maris sont partis tenter leur chance aux Etats-Unis et elles sont définitivement abandonnées ou attendent le retour du mari comme la maman de Ladydi…Les femmes élèvent donc seules leur famille, surtout leurs filles qui doivent se cacher pour ne pas être volées par les trafiquants de drogue qui déboulent en 4x4. Ladydi raconte donc son enfance déguisée en garçon, le départ de son père, le vol d’une de ses meilleurs amies, sa mère devenue alcoolique, ses conditions de vie désastreuses mais elle nous montre un tel courage, une telle envie de s’en sortir, une telle  volonté  de ne pas se laisser abattre que j’ai été subjuguée, d’autant que ce coin de pays et les conditions de vie de ces femmes m’étaient totalement inconnus.

Dans la  troisième partie,  Ladydi est en prison à cause d’une sombre histoire de meurtre commis par un ami qui l’emmène pour un travail à  Acapulco (racontée dans une courte deuxième partie). Nous découvrons alors l’univers carcéral incroyable de tristesse mais magnifique de solidarité entre les femmes de tout milieu et de tout genre.
Ladydi nous raconte ses deux mondes avec humour et malice et c’est l’écriture de ce roman qui m’a beaucoup plu : la description des paysages désolés dans la montagne, l’environnement lugubre, les portraits réalistes et sans concession de toutes ses femmes, toutes magnifiques dans leur genre, courageuses à l’extrême, l’ambiance de la prison, la description des cellules. Cette écriture est visuelle, auditive, olfactive. L’atmosphère est si réaliste que l’on ne peut être que bouleversé.

Le seul petit bémol est que le premier et le troisième chapitre se passent dans deux mondes totalement différents et pourraient faire deux nouvelles séparées, le seul lien étant notre héroïne.

Livre bouleversant.

Richard Ford : Canada

Richard FordRichard Ford : Canada - Format poche : Points, 21/08/2014 - roman étranger.

Richard Ford a une prédilection pour décrire la « middle-class américaine » comme dans sa trilogie pour laquelle le roman « Indépendance » a reçu le prix Pulitzer en 1996. Dans « Canada », il nous fait un portrait émouvant du jeune Dell Parsons, cet adolescent ordinaire qui vit dans les années 1960 au cœur du Montana à Great Falls,  dont les parents braquent une banque,événement qui fait basculer sa vie…. : première phrase du roman : « Je vais vous raconter le hold-up que mes parents ont commis »

Dell, devenu professeur d’université vieillissant, à l’âge de 66 ans, nous raconte sa vie à la première personne, faisant parler l’enfant puis l’adolescent qu’il fut et tente de comprendre rétrospectivement le sens de cet événement insensé.

Une première partie nous dresse le tableau de l’ambiance familiale pesante qui règne dans leur modeste pavillon de cette ville maussade. Les parents forment un couple ordinaire quoique plutôt mal assorti : Neeva, mère juive, une minuscule femme brune et myope, ayant renoncé à sa religion, est enseignante et vit « un mortel ennui » près de son mari Bev, un grand gaillard souriant, ancien officier de l’US Air Force, qui s’est embarqué dans un trafic de viandes volées. Berner, la sœur jumelle de notre héros, est une adolescente, plus mûre que son frère, plus révoltée, plus forte. Nous vivons le quotidien de cet enfant soumis et « sage »  auprès de parents complètement déboussolés. Cette partie est nécessaire pour comprendre la suite du personnage de Dell… 

Pour cause de dettes, ce ménage s’improvise braqueur d’une banque avec une « naïveté confondante ». Le Hold-up foireux capote et Neeva et Bev se retrouvent en prison. Dell nous dit : « Leurs règles gouvernaient notre conduite et déterminaient tout ce que nous faisions. Maintenant ils étaient partis et leurs règles avec eux. »

Berner fugue comme on pouvait le prévoir et Dell trouve refuge, en passant la frontière, au Canada grâce à une amie de sa mère afin d’éviter les services sociaux et d’échapper à l’orphelinat. Ce sera la deuxième partie de ce roman. En un instant Dell passe dans le monde des adultes pour lequel il n’est pas du tout préparé et doit réagir devant le sentiment d’abandon total. Il va travailler dans le petit hôtel d’Arthur Remlinger, homme mystérieux, charmeur et manipulateur, un « ancien anar américain qui s’est réfugié dans un coin paumé pour fuir son passé », coin sauvage et inhospitalier mais d’une nature magnifique dans la Saskatchewan. Il croisera une infirmière bienveillante, un indien antipathique, apprendra à chasser, à travailler dans cet hôtel dans des conditions précaires. Il nous dit : « C’était une vie entièrement nouvelle pour moi qui n’avais connu que les bases de l’Air Force et les villes dont elles dépendaient, les écoles, les maisons de location…pour moi qui n’avais jamais eu d’astreintes ni vécu d’aventures, qui n’avais jamais passé une journée entière seul »…

 Ce sera l’apprentissage de la vie  face à la solitude, à la cruauté, à l’indifférence des adultes, à la complexité du monde. De plus il sera le témoin et le complice –malgré lui- de deux meurtres qui le mettront dans un grand désarroi. Comment s’en sortir et devenir un autre ? Quelle est sa capacité à se reconstruire ? Comment « accepter et comprendre les choses même si elles apparaissent dépourvues de sens au départ » ? Ce sont des pages magnifiques sur les pensées de cet adolescent devenant adulte.

Dans la troisième partie, Dell est devenu professeur et nous assistons aux retrouvailles poignantes de Dell avec sa sœur qui est en fin de vie. Magnifique conclusion sur l’évolution de leurs deux vies cassées par l’inconscience de leurs parents. Beaucoup de thèmes sont abordés : l’abandon, la solitude, le basculement de la vie, la maîtrise du destin, la capacité à se reconstruire.

Beau livre sur l’évolution et le cheminement vers l’avenir d’un homme.