jeudi 28 février 2019
Abnousse Shalmani : Les exilés meurent aussi d'amour (N°2 - Fev 19)
Abnousse Shalmani : Les éxilés meurent aussi d'amour - Grasset, 2018 - roman
Abnousse Shalmani écrit ici l’histoire d’une famille iranienne qui, en 1985, a fui l’Iran et les persécutions à l’époque du Chah Reza Pahlavi car ils étaient intellectuels et communistes. On imagine qu’il y a beaucoup de vécu pour l’auteur dans ces témoignages.
L’héroïne Shirin a 9
ans dans la première partie intitulée « An I de l’exil ». Elle vient
d’arriver à Paris avec son père et sa mère et ils sont « accueillis »
par les nombreuses sœurs de la mère. Elle suit les discussions de sa famille
sous le canapé du séjour ou dans le couloir et y apprend tout. Et quelle
famille !!! Ce sont tous des personnages qui répandent le malheur et
vivent dans un climat de haine : des tantes communistes manipulatrices, un
grand-père incestueux, un frère (né à Paris) « le tout petit frère »
ainsi nommé durant tout le récit, surdoué, qui, plus tard, fabriquera des
poisons (quelquefois engendrant de très graves troubles) mais aussi quelques
personnages plus rassurants : une
mère aimante, « possédant le don de rendre beau le laid », Hannah une
voisine, survivante de la Shoah, qui est de bons conseils pour l’enfant puis
l’adulte, un père professeur, effacé, qui ne partage pas les idées de ses
belles sœurs tyranniques mais qui n’a
pas son mot à dire devant la tribu des femmes. Tout ce petit monde forme une
famille « dysfonctionnelle » et fantasque.
On se rend compte des
difficultés d’adaptation des exilés et le poids des traditions, principalement pour
cette enfant : la langue, les habitudes culinaires, les fêtes, l’école,
les amis : tout est compliqué et terriblement angoissant puisqu’on ne
s’occupe pas d’elle ou très peu. On peut penser à cette phrase qu’Atiq Rahimi a
dit à la Grande Librairie la semaine dernière : « Quand on a quitté
ses racines, on est éternellement en errance ».
Dans la partie « An IX de l’exil »,
l’héroïne a 18 ans et cherche tous les moyens pour fuir son milieu. Après
quelques amourettes françaises, elle tombe amoureuse d’Omid, un ami de la
famille érudit qui va lui transmettre la culture française. Elle s’émancipe
avec cet homme énigmatique. Puis elle choisit la liberté pour vivre et lutter
contre la haine et la violence.
Ce livre romanesque
(certains personnages sont caricaturés à l’extrême) est comme un conte oriental
cruel et excessif mais agréable à lire car l’auteur emploie l’humour pour ce
sujet délicat à traiter ce qui en fait un récit « tragi-comique ».
Hubert Haddad : Premières neiges sur Pondichéry (N°3 - Fev19 )
Hubert Haddad : Premières neiges sur Pondichéry - 2017, Zulma - roman français
L’auteur de « Si
je t’oublie Jérusalem » écrit ici un petit bijou de littérature dans lequel
il nous dit : « Le mélange des langues en temps de paix est la
plus belle musique ». En effet l’auteur écrit une réflexion sur la musique
qui est la mémoire du monde, un roman « plein de vibrations mélodieuses et
de fragrances, qui célèbre la tolérance, le pardon, la paix, la poésie de l’âme
juive » (Fémina).
Le héros, Hochéa
Meinstzel, vieux violoniste virtuose, est anéanti par un attentat à Jérusalem
auquel il a survécu ainsi que sa fille adoptive, Samra. Il décide de partir
pour l’Inde et de ne jamais revenir à Jérusalem. « Après une équipée
cahotante », il arrive à Pondichéry sous la neige et découvre cette ville
avec une merveilleuse guide musicienne qui le vénère. Il y vivra « sa
renaissance » et y retrouvera le goût à la vie.
Roman somptueux qui
nous « plonge dans un univers sensoriel extrême, exubérant, heurté,
entêtant, à travers le prisme d’un homme qui porte en lui toutes les musiques
du monde et accueille l’inexorable beauté de tous ses sens » (Note de
l’éditeur)
samedi 2 février 2019
Agnès Desarthe : La chance de leur vie (N°1-janv 2019)
Agnès Desarthe : La chance de leur vie - Ed. L'olivier, 2018 - roman français.
On aime retrouver Agnès Desarthe, « sa petite musique et ses personnages souvent tourmentés » et, dans ce roman, un peu déjantés… C’est le sourire aux lèvres que l’on lit ce récit « splendide, aussi sensuel qu’intelligent » (le Monde).
C’est l’histoire de l’aventure
américaine d’une famille française en 2015-2016. Elle est formée de trois
personnes qui vont se réinventer au fil des mois et qui vont s’intégrer à leur
manière dans la vie américaine.
Le père, Hector, poète
et philosophe, bientôt à la retraite, est nommé à un poste de professeur dans
une université de Caroline du Nord. Il accepte ce déplacement « comme un
ultime défi professionnel ». Il compte bien en profiter pour avoir
des relations féminines extra-conjugales. Il s’avère qu’il y réussi avec ses
consœurs « affolées par sa nonchalance et son flegme »…
Sylvie, la mère, la
soixantaine, est « un peu lunaire, fragile, indécise » (l’Express).
Cette femme atypique est d’une oisiveté étonnante mais voulue par elle. Elle
est ainsi et reste fidèle au « dogme taoïste du non-agir » qu’elle
aime appliquer. Elle connait les infidélités de son mari mais y semble
indifférente tant elle sait que leur amour est indestructible. Elle veut
connaître le milieu des
« expats » désœuvrés, ce qui nous vaut des détails hilarants sur des
cours de poterie assez singuliers, où elle fera des pièces de céramiques
inspirées des légumes pourris dans son réfrigérateur ou des chaussures
déformées… qui auront un certain succès !!!
Lester, 14 ans, d’une
intelligence précoce, est en pleine crise mystique. Il se fait appeler Absalom
Absalom, est émule de Saint Augustin , prie pour ses parents et nomme Dieu
« mon tendre ». Il devint gourou d’un groupe d’ados désœuvrés et
délaissés par leurs parents qui se
réunissent dans les bois pour méditer.Il multiplie les excentricités et
provoque un scandale qui, lui, provoquera le dénouement inattendu de ce roman.
Il se sent relié au monde, les informations parvenant à tous en même temps dans
notre monde moderne : « on se connait tous », dit-il à ses
parents qui voulait le protéger aux moments
des attentats en France en novembre 2015.
L’auteur explore donc
ici le thème de la famille de l’usure mais aussi de l’éternité d’un couple,
décrit avec humour la vie universitaire américaine, la place de la femme dans
cette société et la place de la culture dans ce milieu. L’écriture décalée,
merveilleusement simple, « teintée d’ironie délicate » fait de ce
roman, se passant dans une atmosphère assez étrange, un très agréable moment de lecture
Virginia Woolf : Quel soulagement : se dire "j'ai terminé" (N°2 - janv 2019)
Virginia Woolf : Quel soulagement : se dire "j'ai terminé"- Ed les belles lettres, 2018 - journal traduit par Micha Venaille.
En 2018, est paru ce
recueil d’extraits du journal intime de Virginia Woolf. écrit du 19 aout 1908
au 23 mars 1941, cinq jours avant son suicide. « C’est le journal d’un
écrivain et, plus encore, le journal d’une vie » dit l’éditeur. En effet
le lecteur vit avec cette auteure extraordinaire au quotidien : ses réflexions
sur sa création littéraire, ses recherches, ses espoirs, ses angoisses, ses
larmes, ses secrets et sa maladie.
Années après années, on
assiste sur le vif à la naissance de ses livres pour arriver au titre de
ce recueil : « Oh, quel soulagement, se réveiller et se dire ‘j’ai
terminé’ ». C’est d’autant plus intéressant lorsqu’elle explique la
création d’un livre que l’on a lu. Quel travail accompli ! quel
acharnement !
Je résume ici les notes
de la préface décrivant les étapes de la création d’un livre, préface écrite
par la traductrice des œuvres de l’auteure, Micha Venaille : - la naissance d’un livre, l’idée notée
vite fait sur un carnet puis la création à un rythme irrégulier puis
l’enregistrement précis du travail : elle parle sans cesse de terribles
batailles, d’épreuve, de solitude et en même temps de fureur créative ; -
la fin de l’écriture avec l’inquiétude et en même temps le soulagement ; -
la phase des épreuves avec la réécriture de certains passages ; -
l’attente des critiques au moment de la publication. Elle écrit : « Frayeur,
insolence, pessimisme, mépris, humour, bonheur, inquiétude, confiance,
fragilité, désespoir, sagesse parfois ». Elle écrit aussi en 1929
« J’essaie plusieurs versions de la même phrase, je transige, je me
trompe, je cherche encore, jusqu’à ce que mon cahier évoque le rêve d’un
fou ». N’oublions pas que l’auteur tape elle-même inlassablement et des
heures durant à la machine à écrire tous ses textes.
En milieu du livre,
l’éditeur a inséré quelques reproductions de couvertures de livre de
l’auteure : ces gravures superbes ont été faites par Vanessa Bell, la sœur
de Virginia Woolf, artiste reconnue à la vie sulfureuse faisant partie du
groupe Bloomsbury, créé au début du XXème siècle (réunion de créateurs et
personnalités qui jouent un rôle
considérable dans la perception sociale, politique et artistique du XXème siècle. )
En fin de livre, nous
trouvons quelques pages de notes sur les amis à qui Virginia écrit et dont la
correspondance parait dans ce journal : précieux documents qui nous
renseignent sur toutes ses relations : qu’elles soient littéraires,
amicales, amoureuses, familiales (relations très compliquées avec sa sœur, ses
maris, ses amants)
Magnifique moment de
lecture, émouvant, instructif pour de futurs écrivains, se dévorant facilement… comme un roman.
Léonard Woolf : Ma vie avec Virginia (N°3-Janv 2019)
Léonard Woolf : Ma vie avec Virginia - Ed. Les belles lettres , 2016 - témoignage traduit de l'anglais par Micha Venaille.
Comment ne pas associer Léonard Woolf à sa femme Virginia. Venant de lire le journal nouvellement édité de Virginia Woolf, il me parait évident de parler de son mari Léonard et du soutien inconditionnel qu’il lui a apporté tout au long de sa vie d’écrivain de 1912 à 1941. Est parue en 2016 un petit recueil éditant une courte autobiographie de Léonard Woolf : magnifique témoignage de cet homme décrit ainsi en postface par son neveu : « un homme mince, les yeux bleus, les cheveux gris, le profil d’un prophète de l’Ancien testament, drôle, laconique, élégant, même avec ses vieux pantalons en velours… ».
Cette autobiographie
sous forme de journal intime comporte quatre parties.
Dans
« semer », il raconte ses engagements, sa vie scolaire à Cambridge où
il fait la connaissance du frère de Virginia puis son départ pour Ceylan comme
fonctionnaire en 1904 et son retour en Angleterre. Il épouse Virginia dans la
seconde partie « Tout recommencer ». Il l’admire en disant : « Elle
a une beauté éthérée et toujours superbe mais douloureuse à observer dans les
moments d’anxiété et de souffrance ». Il réalise tout de suite que
Virginia a des troubles qui commenceront
par de l’anorexie. Il dit : « J’ai déjà écrit qu’on associe
souvent le génie à la folie. Eh bien, je suis certain que le génie de Virginia
était en lien avec cette instabilité mentale ». Il est le seul à l’époque
à diagnostiquer la maladie de sa femme comme une psychose maniaco-dépressive
avant les médecins qui ne voyaient qu’une dépression et après la lecture des travaux de Freud.
Entre les moments d’euphorie la plongeant dans un travail acharné d’écriture et
les moments de repos imposé, ils réussissent à créer la « Hogarth
Press » et ce sera leur début en tant qu’éditeur dans leur propre maison.
En 1919, ce sera une maison d’édition commerciale. « La pente
descendante » commence dans cette troisième partie : le couple
s’éloigne de la vie parisienne pour fuir l’agitation, les médecins conseillant
à Virginia plus de « sérénité » !!! Ils s’installent à Monk’s
House (que j’ai la chance d’avoir vu : modeste maison dans un petit
village). « Son attitude n’était pas simple » : contraste entre
les soirées à deux dans leur maison
« assez primitive et sans confort » et les « parties »
somptueuses à Londres qu’aimait Virginia (pas Léonard) quand sa santé était un peu plus
stable.
Dans la quatrième
partie « C’est le voyage qui compte, pas le but », Virginia termine
l’écriture de deux livres le 9 mai 1940 et reste épuisée par ce double
travail : Biographie de Roger Fry et Les Années. L’auteur
écrit : « Ces trois cent vingt cinq jours (entre la fin de ce
travail et le jour du suicide de Virginia le 28 mars 1941) ont été les jours
les plus atroces de mon existence…il m’est très difficile de raconter ce que
j’ai vécu, de l’exprimer par des mots ». Il raconte que sa femme rentre
dans une « dépression désespérée » en janvier avec des hauts et des
bas mais quatre jours avant son « départ », elle avait des idées pour
une nouveau roman…La lettre qu’elle écrit à son mari est magnifique et très
émouvante.
Quel bel hommage d’un
mari à sa femme, quel respect l’un envers l’autre, quel soutien extraordinaire
fut Léonard pour Virginia même « pendant les envahissantes heures sombres ».
Son neveu écrit : « Sans lui Virginia n’aurait pas vécu assez longtemps
pour écrire ses chefs d’œuvres ».
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