Philippe Lançon : Le Lambeau - Gallimard, 2018 - témoignage
Philippe Lançon vient
d’obtenir le Prix Femina pour son magnifique témoignage (prix qu’il dédie à son
père mort juste au moment de la première
édition de ce livre) ainsi que le Prix spécial du Jury Renaudot
Il est dans les locaux
du journal Charlie Hebdo au moment de l’attentat du 7 janvier 2015 à 11h 28 et
est « un rescapé ». A ce moment là il a 51 ans et est un pilier des
pages « culture » du journal Libération et collaborateur-chroniqueur
au journal Charlie-Hebdo. A son arrivée en retard, les journalistes discutent
du fameux livre « Soumission » de Houellebecq, sorti les jours
précédents.
Les cent premières
pages sont d’une intensité incroyable : il a réussi à mémoriser toute la
profondeur des sentiments qui se succèdent en lui avant et pendant cette
tragédie pendant laquelle il reste lucide : poignant mais sans pathos. Il
nous montre le basculement de sa vie en racontant les événements durant les
quelques jours avant la tragédie : des faits de la vie banale de son
travail de journaliste. Il imagine différents scénarios possibles qui aurait pu
le sauver ou le tuer. Puis il raconte les moments tragiques : Il est grièvement blessé aux mains et surtout
à la mâchoire ayant le bas du visage réduit en bouillie : « Tout
était brumeux, précis et détaché ». Il se souvient du néant et du silence
juste après « un bruit sec ». Il reste « comme demi-mort »
« Tout l’ordinaire a disparu » : il se dédouble, le lui d’avant
et le demi-mort, explique-t-il. Que d’émotions bouleversantes en lisant ces lignes.
Viennent ensuite les très
belles pages de son réveil après la première opération lorsqu’il voit son frère
près de lui, puis ses parents de 81 ans (il se sent si triste de leur imposer
cette épreuve), puis son ex-femme, puis sa compagne arrivée de New-York (billet
d’avion payé par le journal Libération), puis l’entourage médical. Il nous fait
une merveilleuse description de sa relation avec Chloé, sa chirurgienne, de ses
rapports avec les équipes hospitalières, infirmiers et infirmières auxquels il
rend hommage, avec les policiers qui le gardent.
Evidemment il aborde
aussi sa reconstruction physique. Outre la souffrance à chaque opération ,
c’est aussi la douleur causée par la « trach’ » (trachéotomie), les
sondes nasales et gastriques, le fameux VAC, Vacuum Assisted Closure, petit
appareil qui aspire les sérosités
autour des plaies qui sonne à la moindre fuite même la nuit bien sûr…l’épreuve
de la première douche, le rasage de ce qui reste du visage, les médicaments
etc…
Sa grande culture
l’aide énormément pour sa reconstruction morale : dès qu’il le pourra, il
écoutera de la musique, classique essentiellement, du Bach le plus souvent puis
la littérature lui permettra de s’évader et de comprendre comment accepter ses
souffrances : il lira et relira Proust (la mort de la grand-mère),
Baudelaire, Hemingway, Flaubert, Balzac, Kafka et beaucoup d’autres. (Il cache
même un livre sous sa couverture en partant au bloc pour la énième fois) puis
il regardera des films anciens le plus souvent avec son frère.
Difficile de rendre
compte ici de tout le cheminement de l’auteur durant cette longue
hospitalisation pendant laquelle il a eu le « droit » à quatre
« escapades ». Sa reconstruction physique et surtout psychologique se
fait par petites étapes avec des hauts et des bas évidemment, des moments de
découragements, des moments très forts dans les relations humaines. Ce récit
est « un livre de survie » qui l’a sûrement aidé dans l’évolution de
sa reconstruction. « On écrit pour les vivants en pensant aux morts »
dit-il. Puis « comment accepter une ‘blessure de guerre’ dans un pays en
paix ».
A lire absolument ce
témoignage bouleversant, profond, émouvant, qui ne dégage aucune haine et qui n’est
ni larmoyant, ni plaintif. Tant de choses à dire et de leçon à tirer de ce
magnifique récit d’une grande sincérité, rempli d’humanité. « Un chef d’œuvre
indiscutable » dit l’Express.