lundi 25 avril 2016

Jean-Paul Kauffmann : Outre-terre (n°2 Avril 2016)

livre outre-terre 

Jean-Paul Kauffmann : Outre-terre - Gallimard, 2016 -  récit



Enormément de choses à dire sur ce magnifique livre tant les sujets abordés sont variés : c’est un récit de voyage, un reportage, une étude historique de la bataille d’Eylau  que gagna Napoléon en 1807, une galerie de portraits de personnages diverses d’une justesse étonnante, des apartés sur la réadaptation à la vie de l’auteur après sa détention et sur sa première visite à cet endroit en 1991. « Dans ce récit sombre et drolatique, Kauffmann se révèle polémologue, stratège, historien, reporter d’hier et d’aujourd’hui, chirurgien qui ausculte les replis de l’âme » (La Croix)
Jean-Paul Kauffmann est grand reporter pour « L’événement du Jeudi » lorsqu’il est enlevé et gardé comme otage de mai 1985 à mai 1988. Il parle peu de son enfermement et n’évoque jamais directement son expérience d’otage dans ses livres précédents. Ici dans ce récit écrit de nos jours mais qui se passe en 2007, il fait un peu plus d’allusions à son isolement de trois ans et surtout aux difficultés de  « cette épreuve qui a transformé mon être profond » dit-il. Il n’a pas vu ses enfants grandir pendant trois ans et en ressent un manque poignant…
Ici, le voilà parti en 2007 avec sa femme Joëlle et ses deux fils à l’âge  d’être étudiants, l’ainé et le cadet  - ainsi nommés – sur les lieux de la bataille d’Eylau qui se passa il y a 200 ans. Il loue sur place un minibus « couleur jaune pâle, nuance citron avec d’épais rideaux caca d’oie très nomenklatura aux motifs soviéto-psychédeliques ». Il donne des détails avec une douce ironie sur leur vie dans le froid glacial de cet endroit où ils mangent « une cuisine vivifiante, aigre et intense »…Lors des visites, il décrit l’environnement hostile : « Nous pataugeons dans les flaques grisâtres. Un brouillard givrant a envahi la place, le ciel est bouché »…Napoléon dira à ce sujet : « Il y a 4 éléments mais ces contrées m’en ont fait connaitre un de plus : La Boue ».
Où s’est passée cette fameuse bataille ? Il est très intéressant de regarder la carte en troisième de couverture du livre qui explique comment ce territoire est russe mais n’a aucune frontière avec la Russie. Il lui apporte une sortie sur la Mer Baltique. Cette enclave a une frontière avec la Lituanie et la Pologne. La Biélorussie la sépare de la Russie : étrange territoire donc, qu’une spécialiste du monde baltique nomme « Département d’Outre-Terre » cet avant-poste russe, d’où le titre de ce récit.
Pendant leur séjour, la famille Kauffmann logera près des lieux de la bataille à Königsberg (nommé aussi Kaliningrad) à 40 Km d’Eylau. Il se trouve qu’il est organisé à Eylau ce début février 2007 une cérémonie en l’honneur du 200ième anniversaire de la bataille.  L’auteur est accompagné pour ses visites de Julia, jeune femme interprète, qui connait parfaitement la région et l’histoire ce coin.
Depuis son premier voyage effectué sur place en 1991, Jean-Paul Kauffmann a fait énormément de recherches sur cette bataille qui le passionne autant que le pays. Nous lirons donc beaucoup de références à des écrivains, particulièrement Balzac et son « Colonel Chabert », à des ouvrages écrits par des militaires ayant vécu l’événement « les Bulletins de la Grande Armée », à des documents d’historiens ayant fait des recherches sur cette bataille, à des biographies sur Napoléon.
 Car le 8 février 1807 fut le jour le plus cauchemardesque de la Grande Armée de Napoléon : On parle de la « Boucherie d’Eylau ». C’est le premier accident de l’Empire : « Il y aura un avant et un après Eylau ». Bien qu’ayant gagné cette assaut, Napoléon y vit la bataille la plus périlleuse de son règne. Il sera à deux doigts de battre en retraite et cela le mortifie.  Il sera sauvé par « la plus grande charge de cavalerie jamais égalée », dira Murat, qui a orchestré cette attaque avec la fameuse stratégie de Napoléon qui est « le débordement par les ailes ». Mais cela aura coûté la vie à des dizaines de milliers de soldats dans ce bourbier incroyable. Il suffit de regarder au milieu du livre la reproduction du tableau d’Antoine-Jean Gros, représentant Napoléon sur le champ de bataille le 9 févier le  lendemain de la victoire pour comprendre. Les Russes ont du mal à admettre que ce fut une victoire pour Napoléon : certains la contestent et se l’approprient tant il y a eu de victimes des deux côtés.
Sur ce fameux tableau qui a tant inspiré les chercheurs, notre auteur est subjugué par « l’impénétrable église, à la fois icône et signal optique » que l’on voit sur une hauteur au loin : Jean-Paul Kauffmann n’aura de cesse de vouloir visiter cette « église-sémaphore » et son cimetière mais elle est devenue une usine, « ce sanctuaire-usine » comme il dit…
L’écriture feutrée de l’auteur, toujours précise et liée, parfois pleine d’humour rend ce récit très agréable à lire. Le lecteur appréciera les descriptions des personnages typés : la guide, le conservateur du musée, l’homme à la chapka, l’historien réputé qui organise la commémoration mais aussi  les descriptions du  déroulement de la bataille (quelque fois un peu longues et crues) puis le spectacle des journées de commémoration…
Très beau travail et très belle histoire que cette épopée tant pour la famille Kauffmann que pour l’Empereur Napoléon !!! et qui en font un « texte passionnant, une confidence partagée où le murmure de l’histoire a recouvert le fracas de la bataille » dit Télérama.




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