Joanna Smith Rakoff : Mon Année Salinger - Albin Michel, 2014 - document américain.
Joanna Smith Rakoff a eu la chance inouïe de travailler, à la fin des années 1990, dans une Agence littéraire en tant qu’assistante comme rêverait de l’être toute personne aimant l’écriture, la lecture, les contacts littéraires. Elle nous raconte son année extraordinaire dans le New-York de cette époque : sa vie sentimentale plutôt cahotique de jeune femme vivant avec un écrivain déjanté ( description de la vie nocturne, description des appartements et des lofts, description des vêtements…) mais, on le devine, toujours amoureuse de son boy-friend des années universitaires, sa relation avec ses parents et avec sa meilleure copine, sa découverte du monde du travail après l’insouciance des années d’études.
Elle nous fait découvrir cette « Agence »
et particulièrement sa « patronne »
dont elle nous fait un portrait excellent : les vêtements, la cigarette,
les postures, la voix, « les pieds étonnement petits »… Elle
nous écrit : « Pour ma patronne, l’Agence n’était pas seulement une
entreprise. C’était un mode de vie, une culture, une communauté, un
foyer » avec ses dieux et ses clients célèbres tel J. D. Salinger.
L’auteur nous décrit aussi les locaux de l’Agence sombres, peu pratiques avec
des énormes bibliothèques de livres de tous genres ainsi que le début de l’ère
numérique. On est en 1997 et elle travaille encore avec une vieille machine à
écrire et un dictaphone, sa patronne se méfiant du seul ordinateur de l’Agence
qu’elle veut noir et non beige !!! L’auteur nous rapporte une conversation
avec sa copine qui travaille dans un bureau très moderne et excessivement
informatisé, la copine disant : « Ma chef a décidé de supprimer
totalement l’usage du papier. On va tout traiter par mails. Plus de notes de
service ». Elle souligne l’absurdité de la chose en expliquant que l’on
s’envoie des mails entre collègues qui travaillent dans la même salle !!!!
Deux façons de travailler à l’opposé : même en Amérique des années 1990,
le modernisme fait peur à certains tandis que d’autres s’y adonnent sans
mesure.
Notre auteur rencontre
le client N° 1 de cette agence d’abord par de brèves appels puis par quelques dialogues téléphoniques
puis en « vrai » (description très originale) : Jérôme David
Salinger, dit « Jerry » à l’agence, l’auteur mythique de l’Amérique
au milieu du siècle dernier, connu surtout pour ce fameux « L’Attrape-cœurs »
paru en 1951, traitant de l’adolescence avec ses perturbations et son
désenchantement devant la perte de l’innocence de l’enfance. On se rappelle que
J.D. Salinger vit « en reclus » depuis 1965, ayant quitté New York en
1953. L’Agence est à quatre pattes devant son auteur de prestige alors âgé de 78
ans qui n’a rien édité depuis les années
1960 et qui, surprenant tout le monde, tout à coup se déciderait à publier « Hapworth »,
une nouvelle déjà parue dans le journal New-Yorker en juin 1965… mais non
éditée.
Je pense qu’il est
impératif d’avoir lu L’Attrape-cœurs pour apprécier ce document. Ce roman de
Salinger n’est autre que le récit à la première personne de trois jours de la
vie d’un adolescent new-yorkais. Viré de son école, il se promène sans but dans
la ville et J.D. Salinger décrit heure par heure de façon chronologique avec
flash-backs, parenthèses et digressions cette errance. Le lecteur est
interpellé dans ce roman : « C’est à vous, lecteurs, que ce récit
s’adresse directement, sans artifice ». Le style est novateur pour
l’époque : style parlé, tournures familières et vulgaires mais aussi
humour décalé. Joanna Smith Rakoff doit gérer le courrier que des lecteurs
passionnés de tout âge et tout genre envoient à Salinger par le biais de
l’Agence. Elle doit répondre par une lettre-type, expliquant que Salinger ne
veut plus recevoir ces lettres : dilemme pour elle surtout quand elle aura
enfin lu toutes les oeuvres de Salinger en un week-end….Elle enfreint la
consigne et leur envoie ses avis personnels ou des conseils - moment savoureux
de ce document - en reprenant le vocabulaire employé par Salinger tel
« vachement, foutu, saloperie, bidon » sans oublier que Salinger a
enthousiasmé tous ses lecteurs, les a influencés, les a guidés, leur a fait
suivre les mêmes voies que son héros, Holden
On aura compris que
j’ai eu énormément de plaisir à lire ce document passionnant et si bien écrit
nous faisant vivre à New York pendant la
deuxième moitié du XXème siècle et nous faisant relire et revivre les thèmes
favoris de J.D. Salinger.
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