Patrick Grainville : les yeux de Milos - Ed. Seuil, 2021- roman
Patrick Grainville m’avait enchantée avec son roman « La falaise des fous » qui se passait sur la côte normande à l’époque de Courbet-Monet, ces peintres du XIXème siècle qui voulaient « voir pour peindre ». Il a reçu à l’âge de 20 ans en 1976 le prix Goncourt avec « Les Flamboyants » qui raconte l’épopée d’un roi fou africain imaginaire. Ici nous retrouvons sa passion pour la peinture « ressourçante et inspiratrice » dit-il : étrange roman qui se passe dans le Midi à Antibes, où ont vécu deux peintres « fantômes des lieux », « haut lieu de la mémoire de l’ogre Picasso (1881-1973) mais aussi le géant Nicolas de Staël (1914-1955) », deux peintres qui n’ont rien de commun et ont des destins contraires. Les critiques littéraires sont partagées : les unes dénonçant les longueurs, les changements de style, le mélange des époques, les descriptions des scènes torrides de sexe ; d’autres enthousiastes pour ce roman un peu fou par ses thèmes mélangés et par son écriture très originale. Quant à moi, j’ai aimé son style baroque, cette écriture percutante et foisonnante, crue et charnelle mais parfois si drôle et pleine d’humour. On apprend énormément de choses sur les deux peintres mais aussi sur la paléontologie, métier du héros. Je me suis laissé emporter par les pérégrinations de Milos avec ses amoureuses et par les pans de vie des deux peintres à Antibes.
Le héros Milos est né près du Musée Picasso d’Antibes, ce fameux et imposant château Grimaldi, situé le long des remparts donnant sur le bleu de la mer, le bleu du ciel, le soleil, abritant l’une des immenses salles qui fut l’atelier de Picasso et où actuellement sont exposées ses toiles et gravures ainsi que les immenses toiles de Nicolas de Staël. Milos, jeune adulte, est paléontologue, peut-être parce que son prénom fut choisi par sa mère sur l’île grecque de Milos, lieu magique où fut découverte la Vénus de Milo en 1820 et lieu idéal pour inspirer et donner l’envie de faire des fouilles, d’étudier le passé et reconstruire l’évolution des êtres vivants, ce que fait Milos qui travaille au Musée de l’Homme à Paris. Notre héros a une particularité qui l’oblige à porter des lunettes noires ou des lentilles de couleur pour cacher son regard étrange et envoûtant dont, vers 10 ans, « le bleu s’épura, s’intensifia, si clair, si lumineux qu’il happait l’attention »… et surtout attirait les femmes, fascinait tout le monde et lui vaudra amour et …haine.
Notre héros parcourt Antibes (baignades et promenades dans le bleu de la mer et du ciel), l’arrière-pays provençal (fouilles près de Monaco avec rencontre des migrants à Vintimille, espoir de découvrir des « vasques secrètes ») avec trois femmes différentes, très belles avec qui il aura des relations érotiques décrites avec précision et humour. L’érotisme est une « caractéristique des romans de cet auteur et une partie intégrante de son univers ». Il dit : « l’importance n’est pas le sexe en soi mais que le sexe devienne texte ». ces amantes partagent avec lui son amour des vieilles pierres,(« il raffole des mondes perdus ») sa fascination pour Picasso, le peintre, le tyran qui vécut si longtemps (l’une d’elle faisant même une thèse d’Histoire de l’Art sur Picasso) et pour Nicolas de Staël que Milos admire énormément (« Il a un sens pictural inné de la steppe des tsars et des cosaques d’où il vient…Ascète et aristocratique» écrit-il) qui vécut si brièvement, se suicidant, à 40 ans, en se jetant de la fenêtre de son atelier, tout proche du Château Grimaldi venant juste de terminer son immense tableau, Le Concert.
Les œuvres et les découvertes d’un troisième artiste et savant poussent Milos à voyager pour découvrir les travaux de ce passionné de préhistoire qui est l’Abbé Breuil : nous irons ainsi aux Grottes de Lascaux et autres traces de « la fresque de la dame Blanche » en Namibie où « ils furent très attentifs aux métamorphoses de la matière ». Puis nous déambulerons à Londres dans le British Museum et le Tate Britain.
Le regard bleu de Milos fait contraste avec le regard noir de Picasso qui reste quand même le personnage phare de ce roman et on peut en tirer une biographie précise et bien documentée : ses œuvres, son physique, ses lieux de vie (Paris, Antibes, Vallauris, Boisgeloup, Saint-Tropez et sa plage des Salins, Mougins), son caractère, (« un nabot grotesque », un sorcier, un ogre, un chaman, un Minotaure, un tueur »), ses femmes toutes envoutées par lui mais aucune ne sortira indemne de cette relation (suicide, folie ou révolte), ses amis (Eluard et sa femme Nusch qui deviendra l’égérie des surréalistes, Man Ray, le célèbre photographe, René Char), sa passion pour les corridas (passages superbes). Beaucoup de références à cette fameuse année 1937, où tous se baignait à la Plage de la Garoupe pendant que Picasso peignait Guernica alors que la guerre grondait en Espagne…ce tableau dont le peintre avait « horreur qu’on en donne des explications politiques, historiques et symboliques. ». L’auteur écrit « C’était tout juste s’il ne déclarait pas que Guernica était une corrida qui avait mal tourné»…
Le roman se termine sur un rêve de Milos qui raconte l’enterrement de Picasso : complètement fantastique et réussi.
Un critique dit « roman foisonnant sur la création, le regard et le désir ». tout est dit.
Roman donc très original, très documenté, passionnant, qui va un peu dans tous les sens mais d’une écriture percutante, crue, très peu académique pour un Académicien….qu’il est depuis 2018.