Laurent Gaudé : Danser les ombres - Actes Sud, 2015 - roman
« Danser les ombres »
se passe avant, pendant et après le séisme qui a eu lieu en 2010 à
Port-au-Prince en Haïti. Ce n'est pas seulement un récit de la
catastrophe mais une plongée dans la vie de cette ville « qui
ne dort jamais ».
Dans la première partie,
Laurent Gaudé nous fait la description de cet endroit incroyable
avec « un petit peuple fourmillant de vies, de couleurs, de
bruits, de clameurs et de brouhahas, d'odeurs », le tout dans
« un joyeux désordre ».
Nous rencontrons plusieurs
personnages : Lucile, jeune femme contente de retrouver le
mouvement frénétique de sa ville après l'avoir quittée 5 ans pour
raisons familiales ; Saul, médecin non diplômé donc soigneur
qui préfère côtoyer les pauvres à sa famille riche puisqu'il
n'est qu'un bâtard (Lucile et Saul se connaissent car ils ont lutté
ensemble quelques années auparavant contre le régime d'Aristide) ;
le mutique Domitien, le séducteur Jasmin, les élèves infirmières
Ti-Sourire et Lagrâce, belles et dynamiques et Tess, vieux monsieur
qui réunit tous ces amis dans une ancienne maison close « Chez
Fessou »particulièrement la veille du séisme où ils passent
une soirée « hors du commun », moment de gaieté, de
fraternité et d 'amour, un instant « proche du bonheur »
et pendant lequel chacun imagine que « Tout pouvait reprendre »
après les dures années de dictature. Mais on sent « les
germes de la tragédie ».
« Tout à coup la
terre, subitement, refuse d'être terre, immobile, et se mit à
bouger... » Ce sixième chapitre « Et la terre »
sur le moment de la catastrophe, est magnifique et saisissant.
« Goudou-Goudou », le séisme géant ravage l'île :
« La secousse et sa réplique défigurent la terre d'Haïti »
« dévorant tout, engloutissant les hommes, les voitures, les
maisons et avalant quelques uns de nos héros ». On saura qu'il
fit 300 000 morts, que des villes et des villages furent rasés,
qu'il y eut plus d'un million de sans abri.
Laurent Gaudé a l'art de
traquer les moments où la vie des hommes bascule. Il l'a déjà
prouvé dans d'autres romans… Ici il nous décrit avec émotion le
formidable élan de solidarité dont va faire preuve la population de
ce pays. Les retrouvailles des héros sont décrits, sentis d'une
manière extraordinaire. C'est un véritable hommage au courage de ce
peuple qui a tout perdu de façon si injuste.
Après quelques jours si
difficiles, les vivants de « Chez Fessou » décident de
« déposer leur fardeau tant ils sont épuisés de soigner, de
réconforter et se lancent dans une danse funèbre et collective »,
comme une mélopée scandée par les vivants et les morts à
tel point que l'on ne sait plus quel personnage de notre roman est
mort ou vivant. Cette incertitude m'a beaucoup troublée. J'ai même
relu plusieurs fois ce merveilleux dernier tableau du roman. Ayant
écouté Laurent Gaudé parler de son livre à une rencontre en
librairie (photo ci dessus), j'ai mieux compris son idée de faire
marcher côte à côte une dernière fois les vivants et les morts
car il pense que l'on doit fidélité à nos défunts : « Je
sens, a-t-il dit, la présence de mes morts, pas comme des fantômes
mais une présence intérieure de ceux que l'on a aimé qui
influencent notre vie de tous les jours ». De plus en terres
haïtiennes, « les défunts côtoient les vivants »,
c'est une des bases du culte vaudou « où les esprits arpentent
les rues et visitent les demeures » et où les morts « peuvent
apparaître dans le monde des vivants ». L'auteur veut ainsi
être cohérent par rapport à la mentalité de ce peuple tourné
vers son passé. Il nous fait ressentir comme il a été sensible à
l'énergie, à la vitalité, à la dignité et la beauté du peuple
haïtien. Il veut aussi rendre hommage aux personnes qui s'occupent
des autres. J'ai ressenti beaucoup d'émotions en lisant cet ouvrage,
difficiles à décrire…
Je conclus en reportant les
mots bien sentis d'un critique de la Vie : « Laurent
Gaudé raconte Haïti avec une force de vérité hallucinante. Son
long roman-poème lyrique, charnu, charnel, splendide, gonflé de
désir chante la puissance de vie de ces hommes et de ces femmes »