mercredi 24 septembre 2014

Mechtild Borrmann : Le violoniste

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Mechtild Borrmann : Le violoniste - Ed du Masque, 2014 - roman policier et historique.


Ce roman, considéré comme un policier est aussi un formidable document historique sur la vie à Moscou en 1948 et il est présenté avec « une construction intelligente » tel un roman à tiroirs. Les trois personnages principaux sont décrits à leur époque, leurs vies étant ainsi racontées dans des chapitres en alternance.

En 1958, le violoniste Ilja Grenko est arrêté (sans raison pour lui qui croit à une erreur) et interrogé à la Loubianka, siège du KGB. Après de faux aveux donnés sous la pression et avec l’assurance qu’ils laisseront tranquilles Galina (sa femme) et ses enfants, il est condamné à 20 ans de camp de travail.  La vie au Goulag à Vorkouta est terrible et la description est si réaliste que l’on est très ému par la tentative de survie de cet homme et des autres prisonniers. Peut-on imaginer pareille cruauté…

Suite à l’arrestation de son mari, Galina et ses deux enfants sont « exilés » à Karagando au Kazakhstan. Galina y trouve un rude travail dans une blanchisserie et une dame, Lidia, qui deviendra sa fidèle amie, garde les enfants. La vie est terriblement difficile dans ce pays inhospitalier. Galina se tue au travail pour nourrir et habiller ses enfants. Malheureusement elle croit que son mari est un traitre qui a officiellement fui le pays pour Vienne, l’abandonnant ainsi que ses enfants. Elle revient à Moscou au début des années 1960….

Le troisième personnage est Sacha GrenKo, le petit fils d’Ilia et Galina. Il travaille en 2008 en Allemagne comme informaticien chez un riche patron qui l'aidera lors de son enquête. Après avoir reçu un appel au secours de sa sœur, il se met à la recherche de la vérité sur la disparition de son grand-père et de son violon Stradivarius au moment de l’arrestation. Ce violon est d’une valeur inestimable et a surtout une valeur morale, le vœu de la famille étant de ne pas se séparer de cet instrument  que le tsar Alexandre II a donné à l’arrière-arrière grand-père de Sacha. En faisant cette recherche, il découvre petit à petit une vérité incroyable sur la machination qu’a subi sa famille et l’enquête le mène à découvrir la vérité sur la déportation de son grand-père, la mise en exil de sa grand-mère, la mort, dite accidentelle, de ses parents, de son oncle et de sa sœur.

Ce roman historique à suspens est écrit et construit de façon remarquable et d’une écriture très agréable. C’est une histoire humaine extraordinaire qui nous montre comment la dictature stalinienne a pu détruire  de nombreuses familles. On y découvre la vie au goulag et la vie en exil dans les années 1950 et la vie en Russie d’aujourd’hui….Dès le début, nous sommes passionnés et attachés à cette famille et le suspens nous tient jusqu’au dernier mot.

Béata de Robien : Fugue polonaise

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Beata de Robien : Fugue polonaise - Albin Michel , 2013, roman français


L’auteur, en fin de roman, nous fait comprendre que cette histoire est écrite d’après des expériences familiales vécues et cela se sent, tant les situations, les sentiments, les émotions semblent authentiques, vrais et vraisemblables.

On s’attache dès le début à notre héroïne, Bashia, jeune lycéenne intelligente et rebelle vivant à Cracovie en Pologne en 1953 sous le régime dictatorial communiste. Elle survit grâce à son humour et à sa débrouillardise et ne rêve que de quitter ce pays « muselé par la police et affamé par les restrictions alimentaires » d’autant qu’elle devine que sa mère qu’elle ne connaît pas habite en France... Au Lycée, elle se fait de l’argent en écrivant les devoirs des autres élèves car elle est douée en écriture et à la maison elle trouve tous les moyens pour aider sa famille déchue. Nous découvrons la vie au quotidien en Pologne sous le communisme dur et totalitaire. Ils vivent dans un appartement qui fut fastueux mais qui se vide de ses meubles au fil du temps et qui est devenu communautaire, c’est-à-dire divisé pour loger des locataires de tous genres…. Y habitent sa grand-mère d’origine viennoise d’un milieu social élevé qui reste digne et autoritaire mais affectueuse, son père médecin alcoolique et coureur de jupons, sa tante mariée à un membre de la Nomenklatura, son oncle révolté, fainéant, un peu fou mais assez lucide, par exemple lorsqu’il dit : « Dans ce pays, il est nécessaire de posséder la ruse du renard, la souplesse du roseau et l’insensibilité de l’espion ».

La situation s’aggrave pour elle lorsqu’elle fait la connaissance d’un étudiant français. Elle devra faire face aux brimades, aux dénonciations, aux trahisons, aux mensonges. Mais qui renseigne la police du Parti sur les faits et gestes de la famille ? : Nous l’apprenons dans le dernier chapitre magnifique, surprenant et extraordinaire.

Béata de Robien est polonaise mais écrit ce livre en français, avec un style subtil et profond. Ce roman est écrit à la première personne  ce qui donne une vérité poignante à notre héroïne qui sait nous émouvoir mais aussi être drôle avec des répliques ironiques et pleines d’humour

Ce roman est un superbe témoignage sur la vie à Cracovie dans les années cinquante du siècle dernier.

 

 

Julia Deck : Le triangle d'hiver

Julia Deck : Le Triangle d'hiver - Les éditions de Minuit, 2014 - roman français court


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Julia Deck a un attrait particulier pour les personnages marginaux, déjantés. Dans son premier roman intrigant, « Viviane Elisabeth Fauville » était son héroïne à l’esprit plein d’idées folles et paranoïaques. Ici dans « Le Triangle d’hiver », pas de nom : l’héroïne est « Mademoiselle » : pas d’identité réelle pour cette jeune femme seule, belle, un faux air d’Arielle Dombasle, sans emploi, en fin de droit de chômage, qui court après sa propre identité.


Elle vit au Havre dans un studio « tout en angles droits, équipements fonctionnels et baies verticales ». Elle se laisse vivre, regarde par sa fenêtre l’énorme bateau (le Sirius) accosté au port, erre dans la ville, vole, vend son corps pour avoir des vêtements. Puis elle rencontre dans un bar « l’inspecteur » de navire dont on sent qu’elle va tomber amoureuse mais rôde autour de cet homme la journaliste Blandine Lenoir !!!! Le triangle : trois personnages.
L’inspecteur part vers Saint-Nazaire pour travailler sur le Sirius : elle suit le périple de ce navire et part pour ce port pour vivre avec son inspecteur. Elle lui dit s’appeler Bérénice Beaurivage et qu’elle est écrivain. C’est le nom d’une héroïne interprétée par Arielle Dombasle  d’un film d’Eric Rohmer « L’arbre, le maire et la médiathèque » : Nouvelle identité, seconde ville, second port mais Mademoiselle se laisse prendre dans le tourbillon de ses mensonges et dans le confort de l’argent facile. La journaliste, sa rivale, démasque son subterfuge et l’ inspecteur réalise sa méprise mais joue le jeu.

 Après un séjour parisien pendant lequel elle essaie de se rendre le plus invisible possible, l’inspecteur lui propose de l’emmener à Marseille. Troisième ville  (Le triangle : trois ports) mais aucune solution : même vagabondage, mêmes pensées primaires. L’inspecteur la renvoie, dans sa solitude et son errance, au point de départ : Le Havre.
L’histoire en elle-même peut paraître banale mais ce roman singulier, presque une nouvelle, se lit d’un trait : on est surpris, intéressé, étonné par une écriture extraordinaire et accrocheuse. On passe du « je » au « on », ce qui est deroutant. J’ai beaucoup aimé les descriptions époustouflantes de vérité des trois ports : La Havre entièrement détruit pendant la Seconde Guerre mondiale et reconstruit tout en béton armé qui peut même paraître lumineux comme dans la flèche de la cathédrale Saint-Joseph ; Saint-Nazaire et son port naval gigantesque ; Marseille avec son ambiance bien à lui. J’ai beaucoup aimé les formidables descriptions du cheminement de la pensée et du regard neutre, anonyme, froid sur les choses et les événements, qui nous suggèrent si bien l’état d’esprit de notre « Mademoiselle » qui reste une jeune femme décalée, fragile, inoccupée, vide et seule.

 

Sorj Chalandon : La quatrième mur

Sorj ChalandonSorj Chalandon : Le Quatrième mur - Livre de poche, 09/2014 - roman français


Sorj Chalandon, ancien grand reporter, m’avait enthousiasmée par deux de ses romans : « Mon traitre » (2008) à propos de son meilleur ami nord-irlandais dénoncé comme informateur des Britanniques puis exécuté par des dissidents de l’IRA, puis « Retour à Killybegs » (grand prix de l’Académie française en 2011) dans lequel il inventait les « mémoires » de son traitre. Puis j’avais eu la chance de le rencontrer et de discuter avec lui à une table ronde de 10 personnes au Salon du livre 2011 : la classe, la gentillesse, la franchise et beaucoup d’émotions en parlant de son traitre qui était même le parrain d’un de ses enfants….

« Le quatrième mur » se passe au Liban en pleine guerre où l’auteur a été reporter. Il nous captive avec le projet de représenter  « Antigone » d’Anouilh sur place à Beyrouth. « Je voulais, dit-il en interview, que mon héros ne soit pas un combattant » d’où l’idée qu’il soit metteur en scène et qu’il monte cette pièce de théâtre qui parle d’engagement, d’ordre, d’autorité. (Cela donne envie de relire cette magnifique pièce de théâtre…)

Son héros, Samuel, un juif grec réfugié à Paris, metteur en scène, tombe malade au moment de partir au Liban pour monter cette pièce et fait promettre à son ami, Georges, metteur en scène aussi, de le remplacer pour mener à bien ce projet… Georges veut accomplir cette promesse faite à son mentor et ira jusqu’au bout de ses possibilités, quitte à en perdre la raison… Pour lui, cette représentation serait un moment de répit, un instant de grâce d’autant qu’elle serait jouée par des comédiens palestiniens, maronites, chiites ou arméniens… Georges part début 1982 à Beyrouth, délaissant sa femme et sa fille et tente ce pari utopique : il va découvrir autre chose que l’amitié qu’il imaginait possible entre des comédiens de toutes obédiences : la guerre, la violence, les bombardements et surtout le massacre des réfugiés palestiniens des camps de Sabra et Chatila dans la banlieue ouest de Beyrouth. L’auteur était à Chatila au moment de ce massacre et lorsqu’il écrit sur cette tuerie quelques temps après, il confie « J’écrivais en respirant l’air lourd du lieu. Tout était intact : la lumière, les regards, les cris, les pleurs, les grillons, les abeilles, le vent, le silence » : il faut avoir vécu ces drames pour pouvoir les décrire comme il le fait : bouleversant.

Le retour de Georges exprime bien « le fameux traumatisme post-guerre » que l’auteur dit avoir ressenti. Comment assumer le décalage entre sa vie de famille et d’amis et les horreurs de la réalité de la guerre.

L’écriture de Sorj Chalandon est telle qu’il nous fait ressentir la tension, l’horreur et l’absurdité de ces combats : « C’est le Liban qui tire sur le Liban » écrit-il. « Cette tentative fantasque et fantastique nous fait mieux comprendre le Moyen-Orient que les meilleurs essais » dit un critique du Figaro.

« Ecriture sèche et hallucinée » (La croix), phrases courtes, bien construites, pas de « faux-semblants » : tout est fait pour nous tenir en alerte. « Magnifique et désespéré », « Le quatrième mur » est le récit d’une utopie et une ode à la fraternité » Télérama. C’est surement aussi un moyen pour l’auteur de dire et d’exprimer sa propre douleur.

On n’en sort pas indemne et ce récit hante longtemps la mémoire !!!