lundi 27 mars 2023

Jérôme Garcin : Mes fragiles (N°1-mars2023)

Mes fragiles - 1

Jérôme Garcin : Mes fragiles - 2023, Gallimard - témoignage.

Que d’émotions en écoutant Jérôme Garcin nous parler de ces « jeunes morts », de ses aimés qui s’en vont et « lui demeure », de « son long compagnonnage avec ses disparus ». Il dit dans un entretien : « Le premier de ces « fragiles », c’est moi qui me croyais fort – quelle illusion » et plus loin « Les fragiles du titre, ce sont surtout celles et ceux de ma famille que frappe une maladie génétique grave ».

Impossible de ne pas rappeler de ses livres précédents : « Olivier » (publié en 2011) sur son frère jumeau qui, à 6 ans, fut renversé sous ses yeux par une voiture (cette vision le hante toujours et encore) ; « La chute de cheval » (édité en 1998) , son père se tue dans un accident de cheval à 45 ans ; «  Le dernier Hiver du Cid », dans lequel il nous écrit sur la mort de Gérard Philippe, son beau-père.

Nouvelle étape dans cette triste énumération : l’auteur perd en 6 mois de temps dernièrement sa maman et son frère. Sa mère, Françoise, usée par un cœur malade et l’ostéoporose, s’éteint à 89 ans en septembre 2020 puis en mars 2021 meurt son frère Laurent « ce grand petit garçon » de 55 ans, atteint du syndrome de l’X fragile et donc d’un déficit intellectuel et de troubles du comportement. (L’auteur est porteur de cette maladie génétique rare sans conséquence pour lui mais transmise à ses enfants et sa petite fille).

Jérôme Garcin nous dresse le portrait de sa maman et de son frère avec délicatesse, émotion, sensibilité mais pas de larmes et de tristesse plutôt une admiration sans faille pour ses deux « fragiles » qui tenaient une place si importante dans son quotidien et qui tous les deux étaient peintres : l’une artiste « paysagiste », l’autre « peintre abstrait volontiers cubiste ».

« Comme je rêverais, aujourd’hui, qu’on aime mes fragiles autant que moi », dit-il en fin d’émission de la Grande Librairie et il prononce alors ce beau texte :

 Texte de Jérôme Garcin, prononcé en fin d’émission de La Grande Librairie le 19 Janvier 2023 :

« Longtemps, trop longtemps, j’ai cru que je pouvais et devais garder mes morts pour moi. Ils étaient mon secret et j’étais leur gardien. Je pensais que la pudeur imposait de dissimuler mes regrets, mes chagrins, mes blessures, mes failles et que plus on est fragile, oui fragile, plus il convient de feindre d’être fort.

Je m’étais confectionné une armure qui m’allait très bien, elle brillait mais  c’était du toc pourvu qu’elle ne se fende pas. En public, j’étais devenu un silencieux bavard et puis un jour mes morts se sont révoltés. Ils ne voulaient plus que je les cache. Ils voulaient m’alléger d’un poids qui pesait sur moi et menaçait mon équilibre. Ils voulaient que je laisse des traces, c’est mon obsession, ils voulaient échapper à l’oubli, c’est ma hantise.

Alors enfin j’ai écrit sur mon père désarçonné avec qui, bottes à bottes, je continue de galoper, sur mon jumeau renversé, mon double fantomatique avec lequel je n’ai cessé de grandir et je commence à vieillir, sur les jeunes morts que j’ai fait entrer dans ma famille recomposée, que je n’ai pas connus : Gérard Philippe, Jacques Lusseyran, Jean Prévost et ma mère et mon frère cadet partis hier, presque main dans la main comme si, en me quittant, ils ne voulaient pas se quitter.

J’ai été récompensé, ô combien, car à travers moi, ce sont Olivier, Philippe, Françoise, Laurent et les autres que l’on aime désormais.

Ils sont morts mais ils vivent et je respire. Alors un conseil d’ami : ne laissez pas dormir vos disparus. Ils ont besoin de vous comme vous avez besoin d’eux. »

 

 



Laure Adler : Françoise Héritier (N°2-mars2023)

 Françoise Héritier, le goût des autres - 1

Laure Adler : Françoise Héritier , le goût des autres -2022, Albin Michel- témoignage et biographie

Laure Adler célèbre son amie Françoise Héritier : « La femme de tous les combats, un combat pour toutes les femmes » écrit-elle. Françoise Héritier, enfant de la guerre, née en 1933, fut anthropologue, professeure, militante, ethnologue et chercheuse et a disparue en 2017. Laure Adler nous en fait un  portrait de femme joyeuse et belle. Elle dresse son parcours intellectuel et fait une véritable déclaration d’admiration et d’affection pour son amie qui, dit-elle, lui a donné « le goût de vivre ».

Avec deux grands pères paysans, l’avenir de Françoise Héritier était tout tracé : vie à la campagne, mari et enfants…mais c’est mal la connaitre. Une fois étudiante à Paris, elle fait la fête à Saint-Germain-des-Prés mais aussi fait des études à la Fac et se dirige vers l’anthropologie. Elle aura deux maris, deux grands hommes : Michel Izard et Marc Augé et sera mère d’une fille unique. 

Lors d’un séminaire dirigé par Claude Levi-Strauss, elle est subjuguée par ce savant qui l’émeut : « d’abord sa voix, son grain de voix, grave et tremblé, cette manière douce et brutale d’asséner son rapport au monde ». Elle devient son élève et il l’enverra vivre avec le peuple africain où elle passe de nombreux séjours en Haute Volta (Burkina Fasso actuel) pour une mission d’étude en 1957 sur le peuple  Samo  avec l’idée de « déconstruire les idées reçues sur le masculin et le féminin et lutter contre toutes les formes d’oppression dont souffrent les femmes ». Elle étudie la famille et son évolution, les violences faites aux femmes et aux enfants.  Elle s’intéresse à des « sujets de société qui n’étaient ni à la mode en ethnologie, ni dans l’esprit du temps » nous écrit Laure Adler.

Françoise Héritier succède à Claude Levi-Strauss au Collège de France et devient alors Professeure.  Elle reste battante, vaillante malgré la maladie et continue toujours « d’avoir la pêche et ne se prend pas au sérieux ».

Magnifique témoignage de Laure Adler à son prof, son amie, celle qui lui a donné « le goût de vivre », dont elle nous parle avec une élégance et une bienveillance infinies.

N’oublions pas les petits livres extraordinaires de Françoise Héritier : « Le sel de la vie » édité en 2012, lettre écrite à son médecin le Docteur Piette, interne à l’hôpital de La Pitié qui la soigna pendant 30 ans. Puis « Le goût des mots » édité en 2013, un peu comme un jeu avec les mots.

 

 

Marie-Hélène Lafon : Les Sources (N°3-mars2023)

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 Marie-Hélène Lafon : Les sources - Ed Buchet. Chastel , 2023 - roman

Cette écrivaine est professeure de Lettres, passionnée de Gustave Flaubert. Elle a reçu de nombreux prix, dont le prix Renaudot des Lycéens en 2001 pour «  Soir du Chien », le Goncourt de la Nouvelle en 2016 pour « Histoires », le prix Renaudot avec « Histoire du fils » en 2020. Elle nous régale depuis longtemps avec les vies de familles de paysans vivants dans son Cantal chéri.

Avec "Les Sources", elle évoque un retour aux sources… et nous relate la vie d’un couple en trois épisodes.

En Juin 1967, la vie de la Maman ainsi résumée « Trois prénoms, 33 hectares, 30 ans, trois césariennes en 3 ans » : une vie insupportable pour cette jeune femme battue par son mari qui "traite sa femme comme ses bêtes", cette jeune femme "abimée" qui rumine son mal en sourdine et ne vit là que pour ses 3 enfants (Isabelle, Claire et Gilles). Elle doit tenir son rang et fait d’éternelles listes des tâches ménagères. L’auteur évoque ainsi la condition féminine avant Mai 68. Cette femme réussit à supporter cette vie en regardant l’érable de la cour qui joue un grand rôle dans ce récit.

 Puis, en Mai 1974, 7 ans après, la vie du mari amoureux de sa terre mais plus de sa femme… Lui aussi rumine, surtout pendant des nuits blanches. Il repense à sa vie de jeune militaire au Maroc pendant vingt-sept mois où il a connu une certaine Suzanne (une maitresse femme, pense-t-il…), à sa fiancée qui l’attendait dans le Cantal, à son mariage, à ses trois enfants qui ne reprendront pas ses terres et sa maison tant aimées et qu’ils voient chaque mois chez ses parents et pendant les 15 jours de vacances d’été. Aucun remord, aucune excuse sur son comportement…

Enfin, en octobre 2021, soudain, nous retrouvons Claire qui vient dire Adieu à cette maison d’enfance en s’adossant « au tronc de l’érable » de la cour de ferme. Personnellement je suis très déçue de cette fin bâclée, brève, ce "bref épilogue", sans explication réelle sur les personnages de cette famille.

La belle écriture précise de Marie-Hélène Lafon sauve ce roman. Elle trouve toujours le juste mot et décrit cette belle vie campagnarde avec délicatesse et talent comme à son habitude : « Pas de Pathos, ni de superflu » dit un critique de la Voix du Nord. "Un petit bijou à lire tout doucement pour bien en apprécier toute la puissance" (Lire)