lundi 4 avril 2022

Leïla Slimani : Regardez-nous danser (le pays des autres T II) (N°1 - Mars 2022)

Le Pays des autresRegardez-nous danser

 Leïla Slimani : Regardez-nous danser (Le pays des autres,2) - ed. Gallimard - 2022 - roman

 

Voici le deuxième tome de la trilogie « Le pays des autres », trilogie d’inspiration familiale, comme une saga romanesque, se passant au Maroc, le pays d’origine de l’auteure. Elle dit : « Rien n’est exact, tout est vrai…je veux protéger les miens de l’autofiction ». L’auteure devenue une star mondiale de la littérature est traduite dans plus de 45 pays depuis qu’elle a remporté le Prix Goncourt en 2016 et le Grand Prix des lectrices de ELLE en 2017avec « Chanson douce » histoire d’un infanticide commis par la nounou d’un couple parisien trentenaire.

Dans le premier tome, les héros, Amine et Mathilde et leurs enfants, Aïcha et Selim, vivent au Maroc jusque les années 1956 : histoire de ce couple mixte lui marocain, elle alsacienne, (à l’image des grands-parents de l’auteure) tiraillé entre deux cultures.

Dans ce tome II, l’histoire démarre 12 ans après, en 1968 dans le domaine  d’Amine et Mathilde près de Meknès. Amine, devenu ombrageux, a transformé le domaine agricole de son père en une propriété très prospère. Il veut par son travail acharné, son autorité impitoyable, devenir quelqu’un aux yeux des autres (et de ses amis rotariens). « Tout le livre est traversé par cette question du regard. Que signifie vivre sous les yeux des autres, dans une société où l’idée même de l’intimité, du secret, n’est pas vraiment permise ? » dit l’auteure. Mathilde, qui était si vaillante, active, pleine d’espoir, rumine face aux infidélités de son mari et s’inquiète pour ses enfants. Ils vivent dans un Maroc indépendant depuis 12 ans « passé de la tutelle coloniale à l’autorité d’airain d’Hassan II » (Télérama).

L’auteur s’attache à nous montrer l’évolution de la nouvelle génération, les enfants devenus de jeunes adultes. Aïcha fait ses études de médecine en Alsace, terre d’origine de sa mère, où elle travaille tellement pour réussir, sans se soucier des garçons et de Mai-68 puis elle s’émancipe en rencontrant Medhi. Aïcha fait partie de la première génération de femmes à devenir financièrement indépendantes et de ce fait détenir « une forme de pouvoir de légitimité mais elles restaient moralement très dépendantes de leur mari. » L’auteur dit s’être inspiré de la vie de ses parents pour bâtir la vie de ce couple.

Sélim ne reprendra sans doute pas la ferme familiale. Il a un désir d’ailleurs et ne s’entend pas avec son père. Il fuit le domaine et vit à Essaouira avec une bande de hippies qui rêvent de paradis artificiels et vivent des lendemains désenchantés.

Chacun cherche à trouver sa place et son identité dans ce monde changeant et l’auteure nous relate avec sa belle écriture leurs sensations, leurs émotions et leurs désarrois dans ce Maroc à l’histoire tourmentée dans lequel « ceux qui dansent et profitent de la vie ont l’impression d’être épiés par ceux qui n’ont rien », impression particulièrement ressentie pendant la fête du mariage assez inquiétante et macabre et d’où le titre du récit.

Hâte de connaitre la suite (peut-être plus rapidement : il s’est passé deux ans entre le tome I et le tome II) ???

 

 

 

 

Charles Wright : Le chemin des estives (N°2 - Mars 2022)

 

Charles Wright : Le chemin des estives - Ed Flammarion, 2020 - récit

« Le noviciat jésuite prévoit que le candidat à la vie religieuse se consacre à un ‘mois mendiant’, un pèlerinage sans argent ni téléphone en compagnie d’un acolyte qu’il n’aura pas choisi » (la Croix) et nous voilà partis pour lire ce récit de Charles, novice de 40 ans, l’été 2019, qui marchera 700km sur le GR 4 de la Charente (Angoulême) jusqu’en Lozère (Notre-Dame des Neiges). Son compagnon « de pèlerinage » est Benoît. Ils éprouvent leur force physique et spirituelle. Ils connaitront ensemble beaucoup d’états d’âmes et d’états d’esprit qui passent par « la joie, la gratitude, la déception, la chaleur, la fatigue, la faim » mais aussi la démarche spirituelle, aidée par les lectures passionnantes que Charles a prévues : Charles de Foucauld 1858-1916 (ce lettré fêtard qui brave le danger et se révèle un soldat et un chef puis devient moine ermite au Sahara) ; les poèmes de Rimbaud 1854-1891 (qui marcha beaucoup dans l’Est et dans les pays africains) ; Antoine de Saint-Exupéry avec «Terre des hommes » écrit en 1939 ;  « L’Imitation de Jésus-Christ » (œuvre anonyme de piété du XVème siècle, écrit en latin qui étudie la vie spirituelle, la vie intérieure, la consolation : « il s’agit de persuader les religieux de choisir l’intimité avec le Christ plutôt que la fréquentation du monde ») ; Les Essais de Montaigne ; « Les forêts du Maine » de Henri David Thoreau, écrit en 1864, livre qui aide beaucoup Charles qui se considère « comme un analphabète de la nature ».

Ils traversent de magnifiques paysages (on se prend au jeu en regardant le tracé de leur itinéraire qui est imprimé en début du livre mais aussi sur une  carte plus précise de villages en villages) qui apprennent à Charles la contemplation, la beauté du silence, l’histoire des lieux (géologie, langage) tout en essayant de fuir le macadam et la rumeur des voitures : « mésaventures et menus bonheurs, petites fanfaronnades et déconvenues de la vie commune font rire de bon cœur » (la Croix) mais au fur et à mesure de la marche, les réflexions deviennent plus profondes et Charles décrit sa démarche spirituelle et nous fait participer à l’évolution de ses pensées…

La fin ne nous surprend pas : il écrit : « De mon côté, il fallait s’y attendre, j’ai quitté le noviciat. C’était une évidence, trop sauvage pour m’incorporer à un groupe ». Il avoue avoir eu beaucoup de difficultés à renouer avec la vie sociale.

Très beau cheminement sur ce GR et sur l’évolution intérieure de Charles à qui on s’attache au fil des pages. A lire et relire…en marchant…

 Le chemin des estives

Djaïli Amadou Amal : Les impatientes (N°3 - mars 2022)

Les impatientes

 Djaïli Amadou Amal : Les impatientes - 2020, Ed. Emanuelle Collas - roman de fiction inspirée de faits réels

 

Cette auteure camerounaise peule et musulmane avait déjà créé la surprise en étant sélectionnée dans les quatre finalistes du Prix Goncourt et remporte le Goncourt des Lycéens avec ce roman « Les impatientes » en 2020, imprimé à la petite maison d’Edition Indépendante Emmanuelle Collas. Ce livre était paru en 2017 aux Editions Proximité sous un autre titre à Yaoundé et l’auteure est une star dans son pays où elle a publié trois livres. Son éditeur à Yaoundé  dit qu’elle est « la plus grande auteur camerounaise qui vit au Camaroun , la première écrivaine de sa région et l’une des rares auteurs du pays à faire de l’écriture son métier ».

« Trois femmes, trois histoires, trois destins liés », nous dit l’éditeur. Ces trois jeunes femmes, Ramla, arrachée à son premier amour, Hindou, mariée à son cousin, Safira, obligée de se confronter à une seconde épouse, vont subir mariage forcé, viol conjugal, consensus et polygamie… ce que l’auteur dévoile avoir subi dans un article du Monde de mars 2021. Elle ajoute : « Tu perds toute dignité, toute certitude, toute estime personnelle. Il t’emmène en voyage et l’entourage te trouve chanceuse. Mais toi tu crèves lentement, battue, violée, humiliée car ton mari a tous les droits. J’ai enchaîné les maladies, spasmophilie, hypertension, diabète, une boule perpétuelle au fond de la gorge. Personne ne pouvait me comprendre ».

Dans ce récit, les trois femmes racontent leur calvaire et nous rentrons dans leur quotidien sordide. L’auteur utilise une écriture claire et simple où elle mêle des mots peuls comme le fameux « Munyal » Patience, employé très souvent. Ces mots donnent plus de force à l’écriture.

Après l’écriture de ce livre, l’auteure devient la « voix des sans-voix », la voix des femmes battues, violées, bafouées, esclavagisées. Elle est la première auteure à aborder ce thème si douloureux et dit l’avoir fait pour que l’on comprenne. Elle peut être considérée comme l’une des grandes féministes de l’époque.